PLACE DE RECHERCHE SUISSE
«Si nous demandons trop, le monde politique ne suivra pas»
Recteur actuel de l’Université de Genève, Yves Flückiger contribue à façonner la politique de la recherche dans une période compliquée. Un entretien sur l’état de la science en Suisse, les relations avec l’Europe et les conditions de travail au sein des hautes écoles.
Yves Flückiger, en tant que recteur de l’Université de Genève, avez-vous encore le temps de mener activement de la recherche dans votre domaine, l’économie?
Depuis ma prise de fonction en 2015, j’ai progressivement dû mettre fin à mes activités de recherche. Je savais que c’était le prix à payer. Comme j’avais déjà 60 ans, cela posait moins de problèmes que pour quelqu’un de 40 ans qui pourrait rencontrer plus de difficultés à revenir à la recherche après son mandat. Cela explique pourquoi les personnes qui accèdent à ces postes sont souvent proches de la retraite. C’est dommage en termes de diversité.
Un corectorat serait-il une solution?
Oui, peut-être. Certaines institutions répartissent davantage les rôles de direction. C’est un peu le modèle de l’ETH Zurich, avec un président et un recteur, ou celui des universités britanniques. Compte tenu de la croissance exponentielle des tâches, ces modèles méritent d’être examinés.
Il y a eu des difficultés lors du règlement de votre succession. Que s’est-il passé?
La loi genevoise prévoit que la personne désignée par l’Assemblée de l’université soit finalement nommée par le Conseil d’Etat. Celui-ci est resté dans ses prérogatives en décidant de ne pas nommer la personne proposée par l’Assemblée en raison notamment du fait qu’elle était trop éloignée des réalités suisses. La personne qui me succédera sera finalement nommée début décembre.
La recherche suisse continue de faire les frais de son exclusion d’Horizon Europe. Comment cela se répercute-t-il sur l’ambiance dans les hautes écoles?
Il y a clairement un sentiment de frustration. Ce dossier est en panne depuis deux ans. La recherche suisse continue, mais nous assistons à sa lente érosion. Nous sommes ravis que nos collègues du Royaume-Uni soient parvenus à trouver une solution pour réintégrer le programme Horizon Europe, ce qui profite à la compétitivité de l’Europe face aux Etats-Unis et à la Chine. Mais il en découle que nous sommes maintenant un peu seuls. Pour le Royaume-Uni, les accords bilatéraux avec la Suisse sont devenus moins urgents. Et les autres accords bilatéraux avec les Etats-Unis ou le Canada ne remplaceront jamais, malgré leur qualité, le plus grand programme de recherche du monde qu’est Horizon Europe.
Pouvez-vous nous donner un exemple de l'érosion?
La Commission européenne nous a informés que l’Université de Genève et la ZHAW qui avaient été à l’origine du Master européen en traduction ne pourraient plus être accréditées parce que la Suisse n’est pas membre d’Erasmus+. Cela dénote un raidissement évident de la position de la Commission européenne. Concrètement, cela signifie que notre master est devenu moins attractif.
Y compris pour la recherche?
Oui, nous sommes exclus notamment du Quantum Flagship. C’est très pénalisant, la Suisse étant à la pointe en recherche quantique, cruciale pour l’innovation. Le spin-off genevois ID Quantique a ouvert un centre de compétences à Vienne avec une centaine d’emplois qui auraient dû être créés à Genève.
Malgré ces obstacles, la Suisse reste le pays le plus innovant du monde.
C’est vrai. Les institutions suisses figurent parmi les meilleures du monde et nous arrivons toujours à attirer de bons profils scientifiques. Mais cela nécessite de gros investissements pour pouvoir offrir à notre communauté des infrastructures de pointe! Le Weizmann Institute en Israël, par exemple, offre 2 millions de frais d’installation aux scientifiques qu’il engage. Bien des institutions ne peuvent pas se le permettre. La situation actuelle reste bonne, mais certains signaux sont préoccupants.
Etes-vous inquiet à propos des coupes budgétaires annoncées par le Conseil fédéral?
On nous propose une croissance de 1%. En considérant l’inflation, cela revient à une diminution réelle. Nous avons clairement dit lors de la procédure de consultation qu’il faudrait une croissance d’au moins 2,5% pour faire face à la croissance du corps étudiant. Une croissance de 3,5% serait nécessaire pour assumer nos missions à l’égard de la société, mais nous savons que c’est un peu illusoire compte tenu de la situation financière de la Confédération. En même temps, les 6 milliards prévus pour le programme Horizon Europe ne seront pas totalement dépensés. Les mesures de remplacement sont beaucoup moins onéreuses, car on économise pour le cas où on devrait payer pour rejoindre le programme.
Les coupes affectent cependant aussi l’agriculture, l’armée, le développement.
Oui, absolument. Il faut tenir compte de la situation des finances publiques. Mais il faut aussi expliquer que l’économie suisse repose sur des postes à haute valeur ajoutée. La science est notre seule ressource. Reste que si on demande trop, le monde politique ne suivra pas.
Les hautes écoles devraient-elles commencer par améliorer les conditions de travail à l’interne?
Il faut en effet veiller à ce que les conditions de travail soient satisfaisantes dans un contexte académique de concurrence croissante. La concurrence est certes nécessaire pour progresser, mais elle doit être encadrée. Il faut que les doctorants soient bien accompagnés, que les directrices de thèse leur laissent assez de temps pour la recherche et qu’un plus grand nombre de postes de scientifiques puissent être pérennisés. Il faut aussi soutenir les carrières hors des universités. C’est un des grands défis des universités à travers le monde.
Est-ce aussi un problème de financement?
Il faut certainement veiller à distribuer l’argent de manière équitable. Si vous augmentez le budget du Fonds national suisse plus que celui des hautes écoles, un décalage se crée entre les postes à durée déterminée et les postes pérennisés. Par exemple, les bourses Eccellenza du FNS sont idéales pour soutenir les carrières féminines. Mais les universités, surtout les petites, n’ont souvent pas les moyens de prolonger ces postes au-delà de leur durée initiale.
Existe-t-il d’autres défis actuellement?
Il est essentiel de préserver la recherche fondamentale et son corollaire, la liberté académique. Les axes de recherche ne doivent nous être dictés ni par des intérêts privés, ni par le monde politique. Ni par des étudiants qui, parfois, en empêchant des prises de parole, passent à côté du sens profond de la liberté académique et de la liberté d’expression. Nous avons donc élaboré avec eux une charte pour mieux encadrer les notions. C’est aussi vrai pour des professeures qui discutent sur des sujets qui ne relèvent pas de leurs domaines d’expertise. Elles peuvent le faire, mais en tant que citoyennes.
Qu’aimeriez-vous accomplir en tant que futur président des Académies suisses des sciences?
Mon objectif principal sera de renforcer le climat de confiance entre science et société. Le défi est de taille. C’est peut-être prétentieux de ma part, mais à Genève j’ai observé une compréhension grandissante parmi les députés dans les commissions parlementaires, tous partis confondus. Cela se construit, pas à pas.