ALTRUISME
Je te donne ce que tu me donnes
Les fourmis triment pour leur reine, les rats distribuent des friandises, les poissons offrent leur escorte: les animaux semblent souvent agir de manière désintéressée. Leur motivation reste l’objet de controverses.
Les rouages de l’évolution sont impitoyables. Seuls ceux qui survivent et se reproduisent peuvent transmettre leurs gènes. C’est pourquoi chacun se soucie avant tout de lui-même dans la nature. Pourtant, le comportement d’entraide est très répandu dans le règne animal. Des centaines d’ouvrières apportent du pollen dans le nid du bourdon terrestre pour nourrir les larves de leur reine. Les jeunes chouettes effraies nettoient le plumage de leurs frères et soeurs et les nourrissent. Les poissons guppys accompagnent leurs congénères qui s’approchent d’un prédateur pour évaluer sa dangerosité. Pourquoi ces animaux se montrent-ils si désintéressés?
«Parce que ce comportement, en fin de compte, leur est aussi profitable », explique le biologiste du comportement Michael Taborsky, de l’Université de Berne. Depuis plus de quarante ans, il étudie la coopération et l’aide chez différentes espèces animales, tels les rats bruns. Leurs structures sociales dépendent fortement de l’environnement. Dans certains lieux, une famille nucléaire composée d’une femelle et de ses petits occupe un territoire réduit. Ailleurs, jusqu’à 200 individus apparentés ou non se regroupent en une sorte de clan. Ils dorment dans des nids communs, se toilettent mutuellement et échangent de la nourriture.
Les animaux s’entraident aussi dans des conditions de laboratoire, ont montré Michael Taborsky et son équipe. Ils ont appris aux rats à déplacer une planche afin de permettre à un partenaire dans un compartiment voisin d’accéder à une friandise. Toutefois, un animal ne fait un tel cadeau que s’il profite lui-même de la serviabilité de l’autre – un principe que les biologistes nomment réciprocité (voir encadré: «Altruistes, vraiment?»). L’équipe a découvert qu’un rat qui a reçu un cadeau sera ensuite plus généreux envers tous ses semblables. Mais ces rongeurs peuvent aussi se montrer reconnaissants de manière plus ciblée et sont bien plus disposés à rapporter de la nourriture à des congénères altruistes qu’aux avares. Dans une expérience, les animaux ont ainsi reçu plus de nourriture en retour s’ils avaient donné à leurs partenaires des morceaux de banane, très convoités, au lieu de carottes, moins appréciées.
Et manifestement, les rats bruns se souviennent très précisément de ceux qui les ont déjà aidés et de ceux qui ne l’ont pas fait. Pour une étude publiée récemment, l’équipe de Michael Taborsky a étudié des rats qui avaient rencontré successivement quatre congénères. A chaque fois, le rongeur étudié n’avait reçu une friandise que d’un seul des quatre. Quand, cinq jours plus tard les rôles ont été inversés, les rongeurs étudiés donnaient bien plus de nourriture à celui qui avait été généreux – approximativement autant qu’ils en avaient reçu. «Les animaux veillent donc à ne pas être exploités par des congénères égoïstes», constate le chercheur. Pour eux, le troc n’a de sens que de cette manière. Les rats sont aidés en cela par leur bonne mémoire – et leur odorat. Les scientifiques bernois ont en effet encore établi récemment que les rats bruns pouvaient sentir si leurs vis-à-vis étaient coopératifs ou pingres. «Nous ne savons pas encore comment cette odeur est générée. Mais il s’agit probablement de ce qu’on appelle un signal honnête, un signal que les rats ne peuvent pas simuler», dit Michael Taborsky.
L'altruisme est dans l'intérêt des gènes
A l’état sauvage, la coopération ne se déroule pas toujours dans des conditions aussi équitables que dans des expériences sur les rats bruns. Michael Taborsky étudie aussi le comportement social du Neolamprologus pulcher, un poisson cichlidé du lac Tanganyika, en Afrique de l’Est. Pour l’élevage des larves et des alevins, les couples reproducteurs dominants sont aidés par des membres du groupe. «Lorsqu’un aide ne collabore pas bien, il est mordu, éperonné et, dans le pire des cas, exclu», note le chercheur. Mais ils ne survivent pas longtemps seuls. «L’animal subordonné est donc forcé de collaborer. Son bénéfice est d’échapper ainsi aux prédateurs.» Les animaux peuvent toutefois aussi agir de manière désintéressée, ce qui a été largement documenté (voir encadré ci-dessus). Chez plus de 900 espèces d’oiseaux, les jeunes renoncent parfois à fonder une famille pour aider leurs parents à élever de nouvelles couvées. Certains insectes tels que les abeilles et les guêpes fondent de véritables Etats où seule une reine se reproduit durant toute son existence.
Le meilleur exemple de ce mode de vie hautement social vient des fourmis. Selon l’espèce, le travail dans une colonie peut être divisé entre plus d’une douzaine de «professions»: certaines ouvrières nourrissent les larves, d’autres éliminent les ordures et d’autres encore vont chercher la nourriture. Leur point commun: elles n’auront jamais de petits. Pourtant, elles ne se révoltent jamais contre la reine. «C’est uniquement possible parce que les fourmis d’une même colonie sont étroitement apparentées», note Laurent Keller, spécialiste des fourmis à l’Université de Lausanne. En biologie, on parle de sélection de parentèle. Le chercheur britannique William Hamilton a découvert dans les années 1960 qu’un animal n’avait pas besoin d’engendrer sa propre progéniture pour transmettre ses gènes. Du point de vue de la biologie de l’évolution, il profite aussi du fait que sa parenté peut se reproduire. Il partage par exemple la moitié de son patrimoine génétique avec sa soeur. Lorsque son aide contribue à permettre à sa soeur d’élever deux descendants de plus que si elle était seule, cela équivaut à la valeur qu’aurait un de ses propres petits.
Dans les colonies de fourmis, les ouvrières sont étroitement apparentées et, ensemble, ces animaux sont extrêmement productifs. «C’est pourquoi l’altruisme s’est si bien développé chez elles», dit Laurent Keller. Au fond, les fourmis ouvrières ne sont aussi désintéressées qu’en apparence. Elles aident car cela leur permet de transmettre une plus grande part de leurs gènes à la génération suivante. Pour le spécialiste, il est évident que la sélection de parentèle constitue la force motrice de l’aide dans le règne animal – toujours dans le cas de l’altruisme et la plupart du temps pour la réciprocité. Dans la majorité des groupes où l’on constate une collaboration, la proximité génétique est plus étroite que si les animaux étaient réunis de manière aléatoire. Du point de vue de la biologie de l’évolution, cela facilite l’émergence du comportement d’aide. «Les oiseaux aident par exemple plus souvent à élever la couvée de congénères apparentés que celle de non apparentés.»
Michael Taborsky voit les choses un peu autrement. Il reconnaît qu’il est indiscutable que le véritable altruisme rencontré dans une fourmilière ne peut survenir que dans une parentèle. Toutefois, la réciprocité existerait aussi sans parenté. Les rats seraient même plus disposés à aider des animaux sans lien de parenté – après tout, c’est le seul moyen de recevoir quelque chose en retour à l’avenir. L’état du destinataire est également important. «Un rat est bien plus généreux envers ses semblables affamés.» Et pour cause: pour eux aussi, il est plus important d’être sauvés de la famine que de recevoir une friandise lorsque leur estomac est plein.