Le paradoxe des énergies renouvelables
Le solaire et l’éolien ont fait baisser les prix de l’électricité sur le marché européen. Cela profite aux centrales à charbon, qui constituent l’une des sources d’énergie les moins propres.
En principe, la transition vers davantage d’énergies renouvelables devrait pouvoir s’accélérer en Europe. L’électricité la plus avantageuse provient d’installations photovoltaïques et éoliennes, dont les frais de fonctionnement sont inférieurs à ceux des centrales conventionnelles. Exemple: l’Allemagne a couvert en 2018 plus de 40% de ses besoins électriques grâce aux énergies renouvelables, selon l’Institut Fraunhofer pour les systèmes énergétiques solaires de Fribourg-en-Brisgau.
Mais la situation n’est pas aussi simple, car hélas car le vent ou le soleil ne sont pas toujours présents pour répondre aux besoins du marché. Dans les phases où ces ressources font défaut, il faut pouvoir compter sur des centrales flexibles capables de produire à la demande le courant manquant. Cette charge résiduelle doit être disponible rapidement pour ne pas mettre en danger la stabilité du réseau. Hormis le nucléaire, les seules technologies respectueuses du climat en mesure de le faire sont les centrales hydrauliques et le pompage- turbinage. Mais elles peinent à se développer, et l’on recourt encore aux centrales conventionnelles à gaz ou à charbon. Dans de nombreux pays, c’est justement le charbon, très polluant, qui prend le relais.
Le problème vient de la structure économique du marché de l’électricité. «Nous vivons actuellement une phase de transition entre un ancien monde réglementé et un nouveau dominé par l’économie de marché», explique l’économiste Hannes Weigt, de l’Université de Bâle, qui étudie ces questions dans le cadre du Programme national de recherche «Virage énergétique» (PNR 70). Dans un système fortement régulé, les gouvernements pourraient compter à l’avenir sur davantage de centrales flexibles propres. Pour l’instant, les producteurs d’énergie hésitent à investir au vu de la faible rentabilité des installations existantes. Les propriétaires de centrales hydrauliques et de pompage-turbinage helvétiques s’en sont ouvertement plaints il y a quelques années.
La bourse évince le gaz
C’est là où se trouve le paradoxe: cette situation inconfortable a été provoquée en partie par les énergies renouvelables. Pour la comprendre, il faut examiner de plus près le marché de l’électricité, qui rappelle celui des actions. A court terme, les courbes de l’offre et de la demande déterminent le prix du courant valable sur toutes les bourses de l’électricité. Il dépend de celui de la centrale dont on a besoin à un moment précis pour couvrir le dernier reste de la demande. Lorsque l’offre de courant éolien et solaire bon marché augmente, les centrales conventionnelles les plus chères se voient progressivement écartées du marché. D’abord les centrales à mazout, puis celles au gaz. Ne reste alors que le charbon.
Car le prix du charbon (et celui des certificats d’émissions de CO2) a baissé ces dernières années. Le courant ainsi produit est meilleur marché que celui des turbines à gaz, qui sont pourtant plus efficientes. Même des installations modernes à haut rendement telles que les centrales à gaz Irsching 4 et 5 dans le sud de l’Allemagne ne servent plus que de réserve froide – elles sont pour ainsi dire arrêtées. En Suisse, les centrales hydrauliques sont passées pendant quelques années sous le seuil de rentabilité. La faute en revient essentiellement au développement de l’énergie éolienne dans le nord de l’Europe.
«C’est une situation paradoxale», dit Philippe Jacquod, professeur à l’Institut de recherche en systèmes industriels de la haute école spécialisée HES-SO Valais. La baisse des prix de l’électricité dissuade actuellement les investissements dans les énergies renouvelables et dans les nouvelles lignes à haute tension ainsi que le stockage de réserves nécessaires à la stabilité du réseau. Le physicien développe avec son collaborateur Laurent Pagnier un nouveau modèle physico-économique du marché européen de l’électricité visant à intégrer davantage les technologies respectueuses de l’environnement. La Suisse y joue un rôle important, notamment comme pays de transit du courant sur l’axe Nord-Sud.
Le modèle est un réseau constitué d’autoroutes de l’électricité reliant des noeuds; chaque pays en possède un ou deux, suivant sa grandeur, qui comprennent des informations telles que la consommation de courant ou les capacités de production du pays, actualisées chaque heure. Ces données proviennent du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité. Ces travaux établissent un lien entre l’évolution des capacités de production et celle du prix sur les bourses de l’électricité.
Ils montrent que les recettes des producteurs de courant dépendent fortement de la mise à disposition de la charge résiduelle, qui vient fréquemment des centrales à charbon. Paradoxe supplémentaire: celles-ci souffrent également des bas prix. Elles doivent parfois produire à court terme du courant au-dessous du prix de revient, ce qu’on appelle une situation de «must-run». La raison? Il serait économiquement moins avantageux d’arrêter temporairement la production que de simplement la laisser continuer. «Il faut réduire au plus vite les capacités ‹mustrun› », souligne Philippe Jacquod.
«Le charbon est trop bon marché, poursuit le physicien. Il faudrait prélever une taxe d’au moins 40 à 50 euros par tonne de CO2». Pour lui, c’est la seule solution pour surmonter le paradoxe du tournant énergétique. Il ne s’agirait pas de prélever un impôt pour le principe, mais de reporter sur le prix du charbon son impact sur l’environnement. Le prix du courant n’augmenterait que d’un ou deux centimes d’euro par kilowattheure, selon le chercheur.
L’exemple scandinave
Pour Hannes Weigt, des interventions sur le marché peuvent être appropriées durant la phase transitoire. La rentabilité à long terme est un facteur très important pour les producteurs d’énergie. Elle est liée au prix moyen de l’électricité ainsi qu’à l’offre de la concurrence. Elle dépend donc du mix énergétique global d’un pays mais également de décisions politiques, tels que les impôts et les modèles d’encouragement. Des études suggèrent que le mieux serait d’appliquer dès que possible les prix «réels» des différentes sources d’énergie. «Si l’on comptait les coûts effectifs du charbon et du gaz, les énergies renouvelables seraient probablement déjà concurrentielles, et ceci sans soutien de l’Etat», note Hannes Weigt.
L’économiste développe également des modèles pour le mix énergétique helvétique. La Stratégie énergétique 2050 de la Suisse comprend une augmentation considérable du photovoltaïque. Avec des importations de courant, elle devra progressivement remplacer à partir de 2035 l’électricité produite par les cinq réacteurs nucléaires du pays. Cela entraînera un changement fondamental: il ne s’agira plus de coordonner ces grandes centrales mais des milliers de petites installations photovoltaïques dispersées sur des immeubles privés. Les systèmes de pompage-turbinage et de nouveaux dispositifs de stockage devront assurer la stabilité du réseau. «A long terme, la force hydraulique et les énergies renouvelables devraient devenir des partenaires naturels», ajoute Philippe Jacquod.
La Norvège et le Danemark montrent qu’une volonté ferme de se lancer dans une transition énergétique rapide ne profite pas seulement à l’environnement: le prix de l’électricité n’y a pratiquement pas augmenté. La part de l’éolien s’élève déjà à plus de 40% au Danemark alors que la stabilité est assurée par du courant venant du pompage-turbinage originaire de lacs de montagne de Norvège. Ceux-ci pourraient à l’avenir offrir une réserve importante de stockage en Europe.