Lorsque le féminin devient neutre
Certains dialectes alémaniques désignent les femmes par le genre neutre au lieu d’utiliser le féminin – «das» au lieu de «die». Cet usage relève davantage d’un ton affectueux que d’un mépris sexiste, avance une linguiste.
Tout d’abord, une petite leçon de grammaire. L’allemand connaît trois genres: le féminin («die» en allemand, «d» en dialecte, le masculin («der»/«dr») et le neutre «das»/«ds». Dans de nombreuses régions de Suisse, d’Allemagne et du Luxembourg, ce n’est toutefois pas le genre féminin qui est utilisé pour désigner les femmes, mais le neutre: au lieu de «d Anna» («die Anna»), on dit «ds Anna» («das Anna»). Une curiosité qui a éveillé l’intérêt de Helen Christen, professeure de linguistique germanique à l’Université de Fribourg. Car le genre grammatical est généralement associé au genre naturel.
Dans une langue, rien n’est dû au hasard, pointe la chercheuse. L’attribution du genre a une signification – reste à comprendre laquelle. L’utilisation du neutre dévalorise- t-elle les femmes et les rabaisse-t-elle, comme on le soupçonne particulièrement en Suisse? Helen Christen et son équipe se sont pour la première fois sérieusement penchées sur le phénomène, en collaboration avec des linguistes en Allemagne et au Luxembourg. Les scientifiques ont mené des interviews, analysé d’anciens chants populaires et examiné des avis mortuaires. Une image contrastée ressort des résultats obtenus pour la Suisse allemande.
Affectueux ou dépréciatif
L’usage du neutre pour les prénoms féminins est particulièrement répandu dans les cantons de Berne, Soleure, Bâle-Campagne, Glaris ainsi qu’en Suisse centrale. Il est né au sein des familles et des communautés villageoises. Entre proches et parents, on utilise souvent des diminutifs, ce qui favorise le genre neutre: «d Verena» devient ainsi «ds Vreni». Avec le temps, le neutre a aussi été employé pour des prénoms féminins sans diminutif: «ds Judith». Ces dénominations ont un aspect affectueux. «Elles peuvent exprimer la proximité et l’intimité », relève la chercheuse. A l’inverse, une certaine distance est créée lorsqu’une personne, pour désigner sa soeur ou une camarade d’école, utilise à nouveau le prénom complet et non le diminutif. Les relations semblent alors s’être refroidies.
La situation est tout autre lorsqu’il s’agit d’une personne plus distante: désigner publiquement une conseillère fédérale à l’aide du neutre donne connotation dépréciative. «Dans un contexte approprié, le genre neutre passe inaperçu ou possède un aspect positif. Dans un environnement inadapté, c’est le contraire», note la linguiste. Elle a identifié d’autres formules, par exemple des prénoms féminins assortis d’un article masculin: «dr Fridu» pour une Frieda un peu garçonne. Ou, dans le district de la Singine (FR), des prénoms masculins avec un genre féminin: «d Hänsa» pour Hans.
Le masculin n’est pas neutre
Une seule combinaison semble très rare: celle du masculin et du neutre. Même lorsqu’un diminutif est donné à un prénom masculin dans un cadre familier, l’article et les pronoms restent masculins: «Fredi » n’est pas suivi du pronom «ääs» («es») mais de «äär» («er»). Des exceptions en Valais («ds Hansrüedi») et dans l’Oberland bernois confirment la règle. Le neutre pour un prénom entier, non raccourci, est exclusivement réservé aux femmes: «ds Thomas» n’existe pas. «Les prénoms masculins semblent être immunisés contre l’emploi du neutre», note Helen Christen. Le neutre est manifestement plus en phase avec l’image de la féminité. Un signe qui montre, selon la chercheuse, que son utilisation dialectale est aussi à mettre en relation avec une représentation patriarcale des sexes: le féminin comme le plus petit, le plus faible, et le domaine du privé et sa composante familiale comme domaine propre aux femmes.
Cette ambivalence a aussi frappé l’auteur alémanique Pedro Lenz qui écrit en dialecte. Le Bernois déclare avoir toujours évité cette forme neutre: «Les femmes adultes ne doivent pas être interpellées comme des enfants!» Lors d’une séance de signatures, une lectrice âgée lui a toutefois un jour demandé d’utiliser le neutre pour sa dédicace, en faisant valoir qu’il ne s’agissait pas d’une forme neutre, mais d’une marque d’affection. «Depuis lors, je suis plus ouvert concernant cette thématique», confie l’écrivain. Il s’est inspiré de cette expérience pour une nouvelle. L’allemand ne connaît pas trois genres grammaticaux, mais quatre, dit-il désormais avec la liberté du romancier: le masculin, le féminin, le neutre et l’affectueux.