Tourner le dos à la douleur
La douleur chronique reste très difficile à traiter. Les scientifiques cherchent des nouveaux moyens pour la bloquer au niveau des nerfs. Mais ils plaident également en faveur d’une approche globale de sa prise en charge.
Mal de tête foudroyant, rage de dents lancinante, lumbago subit: lorsque la douleur frappe, nous ne souhaitons qu’une chose – qu’elle cesse au plus vite. Elle disparaît rapidement la plupart du temps, mais se mue parfois en un partenaire aussi malvenu qu’omniprésent. Et devient alors «chronique» si elle dure plus de quelques mois, un phénomène qui touche environ une personne sur cinq en Suisse. «De fortes douleurs en permanence perturbent sérieusement l’existence», souligne Konrad Streitberger, responsable du Centre de la douleur de l’Hôpital de l’Ile à Berne.
En général, la douleur chronique a une cause physique concrète, comme une hernie discale, une lésion neurologique ou une maladie telle que la sclérose en plaques. Mais elle procède également de la conjugaison de causes psychiques et sociales. «Les personnes touchées tombent dans un cercle vicieux», explique Konrad Streitberger. Elles ne bougent plus assez en raison des douleurs, ne peuvent plus travailler et vivent des épisodes de dépression. Leur vie sociale en souffre, ce qui accroît leur détresse physique et morale.
Les centres spécialisés dans la douleur misent sur une thérapie multimodale afin de prendre en compte l’ensemble de ces facteurs. Les patients ne sont plus seulement traités par des médecins, mais également par des physiothérapeutes et des psychologues, une approche devenue une référence. Mais un nombre modeste de cas voient la douleur se réduire de plus de 30 à 50%. «Il y a toujours plus de cas compliqués où les patients prennent déjà des opioïdes en trop forte dose, et dans lesquels les thérapies actuelles n’aboutissent pas», note Konrad Streitberger.
Une priorité est de trouver de nouvelles approches, notamment développer de nouveaux médicaments. Les analgésiques courants – ibuprofène, Voltaren ou encore des opioïdes lors de fortes douleurs – ne conviennent pas pour des traitements à long terme à cause de leurs effets secondaires et des risques de dépendance. Et parce qu’ils n’ont parfois pas d’effet. «La raison en est que les douleurs chroniques ont d’autres causes neurobiologiques», pointe Isabelle Decosterd, responsable du Centre d’antalgie du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) et chercheuse à l’Université de Lausanne.
Les nerfs en feu
La douleur aiguë constitue un signal d’alarme important du corps. Au contraire, la douleur chronique ne remplit plus cette fonction et «n’a aucune utilité pour le corps», résume Isabelle Decosterd. Elle s’établit lorsqu’une douleur aiguë trop forte se prolonge, ce qui conduit à une sensibilisation durable du système nerveux et à son hyperexcitabilité, autant dans les nerfs périphériques que dans la moelle épinière et le cerveau. Une sorte de «mémoire» de la douleur s’installe. Des stimulations qui ne font en principe pas mal – comme la caresse d’une plume – peuvent causer une sensation douloureuse. Celle-ci peut également apparaître spontanément et sans cause identifiable.
Les scientifiques cherchent de nouveaux médicaments à même d’attaquer des mécanismes précis et de réduire l’hypersensibilité du système nerveux. Une cible importante est constituée par les nocicepteurs, des cellules réceptrices de la douleur. L’équipe d’Isabelle Decosterd étudie notamment différentes approches pour y bloquer un canal du sodium. Cela empêcherait la transmission des signaux de la douleur et donc sa perception dans le cerveau. Elle mène ses tests sur des rongeurs dans lesquels une douleur chronique est générée par la section de certains nerfs, un modèle développé par l’équipe lausannoise et utilisé couramment en recherche.
Son collègue Marc Suter étudie également les cellules gliales formant l’environnement des cellules nerveuses. Elles émettent des substances messagères qui contribuent à rendre la douleur chronique. L’espoir serait de parvenir à moduler leur activité, ce qui ouvrirait la voie à de nouveaux traitements, car il n’existe pour l’instant aucun médicament agissant spécifiquement sur les cellules gliales.
L’équipe d’Hanns Ulrich Zeilhofer à l’Université de Zurich poursuit une autre approche, inspirée par la manière dont le corps humain atténue lui-même la douleur. Situés dans la moelle épinière, des neurones inhibiteurs libèrent deux neurotransmetteurs, la glycine et le GABA, qui se lient à d’autres neurones et les empêchent de propager des signaux de douleur au cerveau. Les scientifiques cherchent des substances qui activent précisément ce mécanisme d’atténuation.
Des substances prometteuses sont régulièrement identifiées en laboratoire, mais peu d’entre elles finissent comme nouveau médicament sur le marché. Les tests sur les animaux confirment les propriétés analgésiques mais échouent lors des essais cliniques en raison d’effets secondaires trop importants chez les humains. La recherche de nouvelles spécialités ne résoudra pas à elle seule le problème, estime d’ailleurs Lars Arendt-Nielsen de l’Université d’Aalborg au Danemark et président de l’Association internationale d’étude de la douleur: «Il n’y aura jamais de produit miracle contre la douleur.» Les mécanismes impliqués dans le corps sont trop nombreux pour que la solution procède d’un médicament unique. Des traitements globaux adaptés à chaque patient s’avèrent donc d’autant plus nécessaires.
Apprendre à gérer
Le chercheur place ses espoirs dans de meilleurs diagnostics, à même d’identifier le mécanisme de la douleur propre à chaque patient. Le problème principal peut survenir dans un cas de surréaction, dans un autre d’une réponse inhibitrice trop faible. Si les médecins connaissaient mieux le mécanisme individuel du problème, ils seraient en mesure d’y répondre par une thérapie plus ciblée.
Le développement de la thérapie multimodale représente une grande chance, surtout si elle se focalise encore davantage sur des programmes d’activité physique et sur l’autogestion du patient, poursuit Lars Arendt-Nielsen. Selon lui, il ne faut pas chercher à se débarrasser totalement de la douleur, car cela constitue souvent un objectif inatteignable, mais plutôt à la réduire à un niveau supportable. Pour Konrad Streitberger, «le plus important est d’inciter les patients à l’action afin qu’ils sortent du cercle vicieux». La thérapie doit les aider à aborder leur douleur différemment, notamment en se fixant des buts réalistes. Une de ses patientes souhaitait retourner une fois au moins à l’opéra: «Arriver à le faire a déjà amélioré notablement sa qualité de vie.»
La journaliste scientifique Claudia Hoffmann travaille pour le WSL à Davos.