Comme les gorilles nous ressemblent! Et pourtant, la vie dans la savane a considérablement changé les humains. | Photo: Shutterstock

Une succession de silhouettes montrant un singe quadrupède qui se redresse progressivement pour s’ériger en Homo sapiens, droit sur ses deux jambes. La célèbre fresque familiarise les gens avec la théorie de l’évolution. Si elle rappelle notre parenté avec les singes, elle donne l’impression, à tort, que nous trônons au sommet de l’évolution et que les gorilles, bonobos et autres chimpanzés sont nos aïeux.

Tous cousins et cousines

En réalité, ils ont aussi évolué depuis notre dernière ancêtre commune. «Il ne faut pas oublier que nous sommes une espèce de grands singes. Ni le prendre mal», déclare Thibaud Gruber, professeur en psychologie à l’Université de Genève et codirecteur du Bugoma Primate Conservation Project en Ouganda. Alors que nous sommes génétiquement plus proches des chimpanzés que ces derniers des gorilles, le primatologue balaie la question de savoir qui ressemble le plus à qui. «Nous sommes tous cousins, avec de nombreux traits communs et des spécificités développées dans chacune des espèces», insiste-t-il.

De nombreuses études montrent que certains singes possèdent des caractéristiques longtemps considérées comme propres à notre espèce: usage d’outils, personnalité, empathie, structures sociales et culture propre à des groupes précis. Thibaud Gruber explicite la notion de culture retenue par les biologistes de l’évolution, qui englobe les comportements non innés ou instinctifs et se transmettent par apprentissage au sein du groupe. Il peut par exemple s’agir de laver ou non sa nourriture ou d’utiliser des bâtons pour extraire du miel d’un tronc d’arbre. Le chercheur souligne l’importance d’étudier aussi les primates dans leur habitat naturel afin de pouvoir observer des différences entre clans.

«Les bonobos peuvent tout à fait apprendre à utiliser des outils en captivité. Qu’ils ne le fassent pas dans la nature reste un mystère.»Kathelijne Koops

Un point également relevé par Kathelijne Koops, professeure en anthropologie et spécialiste de l’évolution des comportements à l’Université de Zurich, qui part régulièrement sur le terrain en Afrique. Elle étudie l’apprentissage chez les grands singes, humains inclus, et s’intéresse notamment à l’emploi d’outils, courant chez les chimpanzés et majoritairement absent chez les gorilles et les bonobos sauvages. «L’environnement écologique et social joue un rôle dans ces différences de comportement, expose la chercheuse. On constate par exemple que les bonobos peuvent tout à fait apprendre à utiliser des outils en captivité. Qu’ils ne le fassent pas dans la nature reste un mystère.»

Nos cousines simiesques les plus proches communiquent, vivent selon des règles sociales précises, peuvent utiliser des outils et sont influencées par la culture de leur groupe. Malgré tout, des différences nous séparent: «Au cours de l’évolution, quelque chose est parti en vrille chez les humains, ils ont tracé leur propre route et changé de dimension, concède Thibaud Gruber. Une invention relativement récente, le langage, a eu une incidence incroyable sur notre cognition.» Une nouvelle capacité de conceptualisation du monde se serait alors ouverte à nous. Pour Kathelijne Koops, l’acquisition de cette communication sophistiquée aurait aussi eu un impact au-delà du développement cérébral, en améliorant la transmission du savoir. «Des technologies complexes nécessitent un enseignement actif, l’apprentissage par l’observation ne suffit pas toujours, détaille-t-elle. Le langage permet de franchir ce pas.»

De l'hormone des câlins à la coopération

Notre aptitude à communiquer de façon complexe fait également rebondir Redouan Bshary, éco-éthologue à l’Université de Neuchâtel. Il met en avant une autre de ses conséquences: «Ce qui nous rend bizarres par rapport à d’autres espèces, c’est que nous aidons des étrangers. Le langage et l’intentionnalité partagée nous permettent de découvrir des opportunités de coopération.» Notre aptitude à imaginer ce qui se passe dans la tête d’une autre personne et à s’apercevoir qu’on pense à la même chose qu’elle représenterait donc, avec le langage, une capacité centrale pour expliquer l’hyper-coopérativité de l’espèce humaine.

S’il s’intéresse aussi à ses congénères, Redouan Bshary est avant tout un spécialiste des poissons et a également travaillé avec des petits singes. Il étudie les interactions entre les espèces et l’influence de l’environnement sur leurs comportements et leur évolution: «La sélection naturelle s’intéresse uniquement aux mécanismes qui sont bons pour le succès de l’individu et ses gènes. Chez nous, en tant qu’espèce, c’est le cas de ce qui favorise la coopération.» Les mécanismes psychologiques et hormonaux nécessaires à ce comportement offrent un avantage pour la survie et la reproduction et ont donc été sélectionnés.

«Nous avons eu environ 7 millions d’années pour nous séparer des chimpanzés et bonobos. Mais notre cerveau n’a explosé qu’il y a environ 300 000 ans.»Redouan Bshary

Le chercheur cite l’ocytocine, l’hormone de l’attachement qui crée le lien parents-enfant. «Nous avons détourné ce mécanisme pour être capables de tisser des liens avec des partenaires, amis et autres membres du groupe.» Et la notion même de groupe est large chez les êtres humains, puisqu’elle peut aller du club de foot à une nation, en passant par une religion. Des structures sociales au sein desquelles nos comportements se rapporteraient à de l’altruisme biologique: aider les autres permet d’en tirer un bénéfice direct ou indirect. «Le sens de la justice, la morale, l’empathie… Une partie de notre envie d’être gentils est physiologique. Elle est là pour augmenter notre coopérativité, dans l’intérêt de l’individu et de ses gènes.»

Homo sapiens serait donc le fruit d’une spirale évolutive vertigineuse: un plus gros cerveau, une cognition plus développée, le langage, l’intentionnalité partagée et la coopérativité sont autant de facteurs qui pourraient avoir constitué des tournants ou de petites étapes. Des traits qui s’accompagnent du recours à des outils et des technologies de plus en plus pointus. «Pas besoin de réinventer la roue à chaque génération. Il suffit de quelques génies et d’une grande capacité de coopération pour pousser tout le groupe en avant», postule l’éco-éthologue.

Accent déformant sur le moralement souhaitable

Pour comprendre pourquoi les chimpanzés, bonobos et gorilles n’ont pas suivi la même route, il faut se rappeler que la génétique existe dans un contexte. «C’est l’écologie qui nous a séparés des autres grands singes», lance Redouan Bshary. La pression sélective change drastiquement selon l’environnement, par exemple en passant de la forêt tropicale à la savane. Ce qui peut expliquer d’immenses différences d’évolution en un temps relativement court. «Nous avons eu environ 7 millions d’années pour nous séparer des chimpanzés et bonobos. Mais notre cerveau n’a explosé qu’il y a environ 300 000 ans», détaille Redouan Bshary. Les humains auraient donc embrayé sur leur autoroute évolutive unique grâce à un concours de circonstances, un cocktail bien dosé entre bagage génétique et environnement.

Il n’y a pas de réponse claire à la question de savoir si le langage et la coopérativité exacerbée des humains sont directement bénéfiques pour la survie et la reproduction ou si ce sont plutôt des effets collatéraux d’autres caractères sélectionnés par l’évolution. «Nous devons admettre que nous ne savons pas grand-chose sur ce qui s’est passé, les capacités cognitives ne se retrouvent pas dans les fossiles», constate Rebekka Hufendiek, spécialiste de la nature humaine et de la théorie de l’esprit.

«Nous sommes probablement les seuls à nous interroger sur notre place dans l’Univers.»Thibaud Gruber

La professeure en anthropologie philosophique à l’Université d’Ulm (Allemagne) voit d’ailleurs des écueils potentiels à trop vouloir comprendre ce qui nous distingue des autres animaux: «En décrivant ce qui nous rend vraiment humains, les scientifiques se focalisent souvent sur des caractéristiques qu’ils considèrent comme fascinantes ou moralement désirables.» Pour garder une vision non biaisée et complète, il faudrait donc considérer tous les facteurs ensemble et ne pas absolument chercher un élément distinctif décisif.

Un point de vue qui fait consensus parmi les quatre spécialistes interrogés. Qui s’accordent aussi pour dire que définir quelles particularités humaines expliquent notre singularité et comment elles ont évolué relève pour l’instant plus du domaine des opinions que des faits. Leurs avis convergent d’ailleurs vers l’une des réflexions finales de Thibaud Gruber: «Personne ne peut nier que les humains sont particuliers. Nous sommes probablement les seuls à nous interroger sur notre place dans l’Univers.» On pourrait presque pardonner à la fresque de l’évolution de nous avoir fait penser que nous étions spéciaux.