Reportage
Faire parler les eaux usées
Ouvrir la plaque d’égout et descendre dans le sous-sol. C’est ce que font régulièrement des scientifiques à Fehraltorf, où un réseau unique au monde de stations de mesure et de capteurs observe les eaux usées. Un tour à travers champs et dans les puits.
De prime abord, Fehraltorf est un village comme les autres, avec une boucherie, deux boulangeries, quatre salons de coiffure, une Coop et une Migros. A 6 heures du matin et du soir, le trafic encombre la rue principale. C’est tout ce qui s’y passe. Pourtant, cette vision superficielle du village, au sens propre comme au figuré, est quelque peu trompeuse. En effet, Fehraltorf accueille sous son sol un projet de recherche de pointe international. La localité de 6000 âmes de l’Oberland zurichois constitue le premier et l’unique laboratoire à ciel ouvert pour la recherche sur les eaux usées.
Lancé en 2016 par l’Institut fédéral suisse des sciences et technologies de l’eau Eawag à Dübendorf et l’ETH Zurich, le «Urban Water Observatory» est affectueusement surnommé «Uwo» par les scientifiques. Le directeur de projet actuel est l’ingénieur en environnement Jörg Rieckermann. Il explique qu’il s’agit de répondre à une question simple: qu’arrive-t-il au contenu des toilettes une fois qu’on a actionné la chasse d’eau? «La plupart des gens l’ignorent et même nous, les scientifiques, ne le savons pas précisément.»
Signaux de téléphonie mobile des égouts
La question est pourtant très pertinente, puisqu’un mélange potentiellement dangereux s’écoule sous nos pieds. Il est composé de nos déjections, des virus et des bactéries qu’elles contiennent, de résidus de drogues et d’hormones, de l’eau des lave-linge et des lave-vaisselle ainsi que de l’eau de nos douches, y compris le sébum, les cellules cutanées et les cheveux. S’y ajoutent les particules d’usure des pneus ainsi que les pesticides des jardins devant les maisons, des terrasses ou des champs, apportés par l’eau de pluie.
Pour connaître le destin de ce cocktail toxique avant qu’il n’arrive dans une station d’épuration, où il pourra être neutralisé, Jörg Rieckermann et son équipe ont posé des douzaines de capteurs dans le réseau de canalisations sous le village. Simon Bloem est justement en route vers l’un d’eux. Constructeur de machines de formation, il est le technicien de l’équipe. Il déplace le couvercle en fonte de 50 kilos d’une bouche d’égout de la rue de la Gare et révèle un trou profond de 5 mètres. Loin en dessous, un ruisseau gronde – les eaux usées de Fehraltorf.
Une sorte de fer à repasser pend environ 1 mètre au-dessus du courant d’eau. «C’est un radar Doppler, explique Simon Bloem. Il fonctionne comme un flash de la police qui mesure la vitesse des voitures. Grâce à lui, nous déterminons la vitesse d’écoulement et le niveau des eaux usées.» D’autres capteurs en mesurent la conductivité électrique. Celle-ci peut fournir des indications sur la teneur en nutriments et donc sur la quantité de polluants qui vient d’être transportée. Les données sont transmises toutes les douze heures. Pour que le signal parvienne à la surface malgré le béton et le couvercle en fonte, les scientifiques ont installé leur propre réseau sans fil. «C’est une première en Suisse», indique Simon Bloem.
Mesurer au lieu d’agrandir
De fait, les flux d’eaux usées, leurs fluctuations et leur composition sont encore peu étudiés. Les communes et les villes doivent certes réviser leur plan d’évacuation des eaux usées tous les dix ans et garantir que ce bouillon ne déborde pas, même lors de fortes pluies. «Mais ces plans ne reposent généralement que sur des modèles de calcul sans comparaison avec des mesures», note Jörg Rieckermann. La plupart des communes agissent donc à l’aveugle – un manque de connaissances qui peut parfois leur coûter cher. «A Fehraltorf, on a voulu installer des tuyaux plus grands à un endroit sur la base de modèles de calcul. Cela aurait coûté 200 000 francs environ. Grâce à nos mesures, nous avons toutefois pu montrer que cela n’était pas absolument nécessaire», raconte le scientifique.
Si les villages ne généralisent pas cette gestion dite en temps réel des eaux usées, c’est en partie à cause de son coût. Simon Bloem se munit d’un crochet pour sortir du puits une boîte noire de la taille d’un carton à chaussures. «C’est la batterie que je dois remplacer chaque mois.» A cette fin, il doit se rendre sur place en voiture, sécuriser la zone, soulever la plaque d’égout. Et des frais s’ajoutent au travail. A lui seul, le radar Doppler coûte 10 000 francs. Sa maintenance et l’exploitation alourdissent la facture de 20 000 francs. «Pour les communes, cela n’en vaut pas la peine», constate Jörg Rieckermann. C’est pourquoi les travaux de recherche effectués à Fehraltorf devraient aboutir sur le développement de capteurs.
Simon Bloem a pêché une capsule noire, semblable à une petite bouteille en PET: «Elle renferme notre nouveau capteur, électronique et batterie incluses. L’autonomie est d’une année et demie.» Et surtout, ce capteur ne coûte que 2300 francs la pièce. «Grâce à cet appareil, les communes pourront se permettre de surveiller leurs eaux usées à l’avenir», est convaincu l’électronicien. Les pluies abondantes ne sont d’ailleurs pas un problème essentiellement urbain. Il suffit de grimper 1 kilomètre sur la colline qui surplombe Fehraltorf pour s’en apercevoir. Une zone bétonnée recouverte de grilles y a été clôturée: «C’est un bassin de débordement», note Lena Mutzner, ingénieure de l’environnement spécialisée dans les polluants présents dans l’eau de pluie.
Un équipement de spéléologue
Ce bassin est en quelque sorte l’équivalent de la soupape de surpression d’une cocotte-minute. Lorsque la quantité d’eau de pluie qui s’écoule dans les canalisations est trop importante, elle déborde ici. Elle est ensuite dirigée directement dans le ruisseau du village par un canal de délestage. De cette manière, on évite que le mélange pluie/eaux usées ne surcharge le réseau de canalisations et inonde les rues. Mais cela signifie aussi qu’une partie du mélange se retrouve dans le ruisseau, puis dans une rivière ou un lac, sans avoir été épurée. La Suisse compte environ 5000 bassins de débordement de ce genre, note Lena Mutzner. «J’essaie d’évaluer la quantité de polluants que nous pouvons acheminer jusqu’à la station d’épuration avant le débordement. Et de savoir quelle quantité se retrouve réellement dans le ruisseau.» Les polluants comprennent entre autres du diclofénac, un principe actif présent dans de nombreux antidouleurs et qui peut nuire aux organismes aquatiques même en faibles concentrations. Il en va de même avec l’herbicide diuron, utilisé dans l’agriculture: bien qu’il soit très toxique pour les organismes aquatiques, on ignore encore quelle quantité est rejetée dans l’environnement en cas de débordements.
Pour les mesures, des échantillons sont prélevés à intervalles réguliers, une tâche assumée par un appareil de la taille d’un réfrigérateur. Un tuyau le relie au flux d’eaux usées. Mais il est parfois difficile d’obtenir les données souhaitées. Lena Mutzner travaille aussi avec des collecteurs passifs, qui ressemblent à de petits morceaux de papier coincés entre deux plaques de métal. Le papier absorbe les polluants et peut ensuite être analysé en laboratoire. Pour la mise en place des collecteurs, la spécialiste doit descendre dans le bassin de débordement. Une opération digne d’une expédition de spéléologie. Equipée d’un casque, d’un baudrier et d’un détecteur de gaz, elle doit entrer dans le puits. «Le détecteur indique une hausse du taux de CO2 ou d’autres gaz qui pourraient être dangereux», note-t-elle.
Le puits débouche sur une sorte d’abri antiaérien pour nains: sa hauteur de plafond n’est que d’environ 1,30 mètre. Progresser n’y est possible qu’en position accroupie. L’air est empli d’une odeur âpre de vin avarié. Lena Mutzner atteint un ancrage où elle visse les plaques de métal. «Lors des prochaines pluies, l’eau va monter jusqu’au plafond.» Les collecteurs passifs seront alors immergés.
Cette incursion dans le sous-sol montre toute la difficulté de la recherche sur les eaux usées. «Il faut un équipement de protection, du matériel et savoir comment se déplacer en toute sécurité, indique Jörg Rieckermann. Nous avons ici une chance unique de mettre tout cela à la disposition d’une communauté de recherche mondiale.» Depuis la création de l’Uwo, des expertes et des experts d’une demi-douzaine de pays, dont l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche ou la Chine, ont déjà travaillé au laboratoire à ciel ouvert de Fehraltorf.
De temps à autre, un produit développé à l’Uwo parvient à s’établir sur le marché international. Christian Ebi, l’électronicien de l’équipe, présente le Squid. Il s’agit d’une balle flottante en plastique, de la taille d’une orange, bourrée d’électronique et de capteurs qui mesurent la température, l’acidité et la conductibilité des eaux usées. «Les balles sont lancées depuis le haut du puits et on les repêche à la station d’épuration.» En chemin, elles enregistrent des données. L’entreprise Suez, active dans le monde entier dans le domaine des eaux usées et du recyclage, les utilise pour inspecter les réseaux de canalisations urbains et détecter les fuites, les quantités de flux et les teneurs en polluants, et veille ainsi à la sécurité de la population et de l’environnement. Et tout cela a commencé sous le sol de Fehraltorf.