Dossier: À la recherche de la paix
Un siècle de diplomatie scientifique et de désillusion
Du modeste programme de coopération scientifique entre la Russie et l’Ukraine jusqu’à la puissante Fondation Rockefeller: coups d’œil sur les histoires sinueuses d’initiatives de paix issues de la recherche.
A peine formé, le boson de Higgs se désintègre immédiatement. Jusqu’en 2012, il n’était donc décrit que théoriquement. Cette année-là, il a été détecté expérimentalement dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC) de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), près de Genève. Depuis, le boson de Higgs complète le modèle standard de la physique des particules.
La grande découverte n’a été possible que parce que le CERN avait été fondé plus d’un demi-siècle auparavant en tant que projet de paix: après la Seconde Guerre mondiale, la recherche sur les particules avait massivement perdu son prestige. La puissance destructrice des explosions des bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki et leurs conséquences humanitaires avaient soulevé un débat mondial sur le potentiel d’abus de l'énergie nucléaire.
L'idée de la grande bâtisseuse de ponts
En parallèle, l’intérêt des scientifiques pour la fission nucléaire était énorme. Il fallait donc intégrer la recherche sur les particules dans un nouveau contexte, afin d’assurer la paix en tant que coopération internationale – l’idée fut l’étincelle fondatrice du CERN.
Mais la pose de la première pierre, en 1955, a nécessité de longs efforts diplomatiques pour convaincre un maximum de pays et de gouvernements de son bien-fondé. Avec succès: douze nations ont signé l’acte fondateur. Aujourd’hui, 32 pays sont directement impliqués, et plus de 10 000 scientifiques travaillent sur des projets du CERN dans plus d’une centaine de pays.
«Lors de la fondation du CERN, les politiciens étaient prêts à réfléchir bien au-delà de leur propre législature. Et tous partageaient une préoccupation sociale majeure: le maintien de la paix par la coopération scientifique», raconte Leo Eigner. Au Center for Security Studies (CSS) de l’ETH Zurich, ce jeune chercheur de 29 ans travaille sur l’interface entre science, technologie et relations internationales. Un concept qui relie ces trois domaines est la diplomatie scientifique. Et le CERN en est considéré comme un parfait exemple, dit-il.
L’idée sous-jacente: que la science devienne une passerelle. Elle permet de promouvoir des interdépendances et des partenariats bi- et multilatéraux pour stabiliser les relations. C’est ainsi que peut s’instaurer un dialogue pacificateur par-delà les frontières nationales et culturelles. Cela devient possible parce que la science est réputée universelle et non partisane. Et elle acquiert toujours plus de pouvoir parce qu’elle peut apporter des réponses aux plus grands défis de notre époque: qu’il s’agisse de la lutte contre une pandémie mondiale ou de la protection du climat, aucune nation ne résoudra ces problèmes à elle seule.
Et surtout pas un petit pays comme la Suisse. «Ce n’est donc pas un hasard si le CERN se trouve ici», estime Leo Eigner. Cela, avant tout, en raison de la neutralité helvétique, mais aussi parce que le pays a très tôt été disposé à participer à l’internationalisation croissante de la science et, plus tard, à placer les projets de big science et de diplomatie scientifique au coeur de sa politique extérieure. Avec le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), le CERN est la deuxième des plus importantes organisations internationales qui ont leur son siège ici.
«Depuis des siècles, des pays collaborent sur des projets communs. Mais la diplomatie scientifique actuelle n’est populaire que depuis 2010», précise Leo Eigner. Cette année-là, la Royal Society britannique, en collaboration avec l’American Association for the Advancement of Science (AAAS), a défini la diplomatie scientifique et l’a divisée en trois formes: la science dans la diplomatie, qui utilise les connaissances scientifiques pour la politique extérieure, afin de prendre les meilleures décisions possibles. La diplomatie pour la science, qui recourt aux outils diplomatiques pour promouvoir la collaboration scientifique internationale. Et la science pour la diplomatie, où la science agit elle-même de façon diplomate.
Devenir superpuissance grâce aux bourses
La diplomatie scientifique ne doit pas être seule à promouvoir la paix: il existe aussi des organisations à but non lucratif qui ont précisément été fondées à cette fin. Dont la Fondation Rockefeller. «Elle a vu le jour en 1913 pour contribuer à la paix globale par la science. Et c’est toujours un objectif déclaré», explique Ludovic Tournès, professeur d’histoire internationale à l’Université de Genève.
Dernièrement, avec une équipe de huit collègues, il s’est intéressé aux boursières et boursiers de la Fondation Rockefeller, qu’ils qualifient d’«ambassadeurs de la globalisation». Un programme de bourses de la fondation a été mené de 1917 à 1968 et a permis à presque 14 000 jeunes de près de 130 pays d’étudier les sciences naturelles, sociales et humaines. A cette fin, beaucoup d’entre eux ont voyagé dans d’autres pays. Cela, avec l’objectif que, grâce à leur formation, les boursières puissent contribuer à établir des «marchés modernes, libres et ouverts et des Etats stables» sur toute la planète, explique l’historien.
Cela a-t-il favorisé la paix? «Nous ne pouvons pas en juger, car les fondations philanthropiques ne sont pas des autorités et elles ne prennent pas de décisions politiques, note le chercheur. Mais nous avons pu montrer que la Fondation Rockefeller, par sa politique d’octroi de bourses, avait fait en sorte que les Etats-Unis deviennent le centre de gravité de la circulation scientifique transnationale dès le milieu des années 1920.» Les nombreux programmes d’échange et d’encouragement ont permis aux Etats-Unis de devenir non seulement une superpuissance scientifique, mais aussi une actrice importante de la diplomatie scientifique, en partie imprégnée par la fondation.
La recherche peut aussi avoir un effet contraire à la promotion de la paix, par exemple lorsqu’elle agit dans un système privé de libertés, voire en profite. A l’exemple de la Kaiser-Wilhelm- Gesellschaft (KWG), institut de recherche allemand qui travaillait au sein et avec le régime nazi. La KWG n’a certes ni développé, ni construit d’armes, mais elle a notamment participé à la recherche sur l’armement, à la prétendue doctrine raciale et à la recherche sur la sélection génétique pour «l’expansion vers l’Est».
Néanmoins mise en garde dans sa propre maison
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés voulaient ainsi fermer la KWG, par crainte que ses travaux de recherche puissent contribuer à une résurgence de l’Allemagne. Mais les Britanniques, en particulier, ont insisté pour la conserver. Et cela a réussi. Elle fut rebaptisée «Max-Planck-Gesellschaft (MPG)» et obligée de réorienter ses contenus. «A cette fin, on a eu recours à une astuce discursive», raconte Carola Sachse. Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Vienne, elle est l'auteure d’un livre récent sur la MPG et son rôle dans la politique internationale de 1945 à 2000.
«L'astuce fut d'annoncer que, désormais, la MPG voulait seulement faire de la recherche fondamentale et abandonner la recherche appliquée», explique-t-elle. Toutefois, il n’était pas possible de séparer strictement les deux et cette délimitation des tâches n’a pas non plus été intégrée dans les statuts de la nouvelle société, note la chercheuse. Depuis, la MPG revendique cependant d’autant plus son autonomie. «C’est son ‹plus jamais›.» Plus jamais la politique ne doit s’immiscer dans ses agendas scientifiques.
L’inverse était également vrai dès le milieu des années 1970: la société Max Planck a alors refusé que ses chercheurs se mêlent d’affaires politiques. Ceux qui choisirent de s’engager malgré tout pour le désarmement, le contrôle des armes nucléaires ou une nouvelle politique à l’Est «ont été ignorés par l’institution et certains ont même été rappelés à l’ordre de manière informelle, raconte Carola Sachse. Ils pouvaient tout au plus apparaître publiquement à titre privé, mais en aucun cas comme scientifiques de la Max-Planck-Gesellschaft.»
L’historienne constate que l’institution n’a jamais fait de promotion active de la paix: «La recherche était toujours au premier plan. La société s’est certes impliquée dans des efforts diplomatiques, mais seulement quand les directives de politique extérieure étaient compatibles avec ses propres intérêts scientifiques.» Au milieu des années 1970 encore, la MPG a par exemple géré les relations avec la Chine pour le compte du système scientifique ouest-allemand. Mais uniquement parce que cela lui permettait de s’assurer une autonomie maximale dans ses coopérations avec l’Empire du Milieu. «L’Office des affaires étrangères s’est régulièrement plaint que la société faisait ce qu’elle voulait», raconte Carola Sachse.
La confiance grâce aux échanges personnels
Parfois, il n’existe pas d’autre solution que de mettre un terme aux coopérations scientifiques internationales. C’est arrivé le 28 février 2022, quatre jours après le début de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine. Le comité présidentiel de la fondation Volkswagen, plus grande promotrice privée de la science en Allemagne, a décidé ce jour-là de clore tous les projets communs avec des instituts de recherche russes.
Cela concernait aussi les «partenariats trilatéraux» entre la Russie, l’Ukraine et l’Allemagne. Un petit programme, comparé au reste, mais qui montre de façon exemplaire que l’encouragement de la science peut aussi promouvoir la paix: «Nous avons choisi cette constellation après l’annexion de la Crimée par la Russie afin de contribuer au rapprochement et à l’entente entre les deux pays», explique Henrike Hartmann, secrétaire générale adjointe de la fondation Volkswagen. La coopération a pu être maintenue pendant quatre ans – mais ce n'était plus possible avec le début de la guerre.
Pourtant, explique Henrike Hartmann, le programme répondait aux attentes de la fondation Volkswagen en encourageant une haute qualité scientifique et les échanges personnels entre les chercheuses. Elle se souvient en particulier d’un symposium à Dresde, en 2019, qui a accueilli beaucoup de participantes et participants. Les scientifiques russes et ukrainiens devaient toujours se rencontrer sur terrain neutre. «J’ai alors vu à quel point notre travail avait fait naître une communauté vivante et confiante.»
La fondation Volkswagen a consacré au total 15,4 millions d’euros à 39 projets de ce type. Neuf projets bilatéraux entre l’Allemagne et l’Ukraine sont toujours en cours et se termineront l’an prochain au plus tard – et avec eux, les partenariats trilatéraux. Ils seront remplacés par des initiatives visant au soutien des scientifiques et des instituts de recherche en Ukraine. «Nous voulons avant tout améliorer la qualité scientifique par notre soutien. Accessoirement, cela peut constituer une petite contribution à la coopération internationale et à la paix», note Henrike Hartmann. «Mais nous devons être réalistes: lorsqu’un conflit entre dans sa phase critique, les coopérations scientifiques perdent leur importance pour la promotion de la paix.» On le voit actuellement aussi au CERN, exemple par excellence de diplomatie scientifique: fin novembre – comme annoncé déjà en 2022 – il a rompu presque toutes ses relations avec la Russie.
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