Le politologue Thomas Bernauer parle du mythe de la guerre de l'eau. Selon lui, les chercheurs s'accordent à dire que l'eau n'est pas la cause de grands conflits. | Photo Paolo Dutto/13Photo

La guerre fait rage depuis près d’un an dans la bande de Gaza et Israël se voit régulièrement reprocher d’utiliser l’eau comme arme. L’eau est-elle un facteur de guerre, ici et ailleurs?

La première question est de savoir si la répartition des ressources en eau est à l’origine du conflit armé, et donc si l’eau en est la cause principale. La réponse est non. C’est le mythe de la guerre de l’eau. La deuxième question est de savoir quel rôle jouent les ressources en eau dans les conflits armés. En Ukraine, la Russie a détruit un grand barrage important pour l’approvisionnement en eau. Une destruction motivée par des réflexions militaires et stratégiques: la Russie voulait infliger des dommages économiques à l’Ukraine et entraver une contre-offensive en provoquant des inondations. A Gaza, l’armée israélienne restreint ou interrompt l’approvisionnement en eau afin d’accroître la souffrance de la population locale, ce qui est aussi un moyen de faire la guerre. Mais, dans les deux cas, l’eau n’est pas la cause du conflit.

Pourtant, en 1985, Boutros Boutros-Ghali, devenu ensuite secrétaire général de l’ONU, avait déclaré: «La prochaine guerre au Moyen-Orient sera menée autour de l’eau.»

Cette prophétie était erronée. Depuis 1985, cette région a connu quelques conflits armés: en Irak, en Syrie et maintenant à Gaza. Au Liban, une guerre à bas seuil règne quasi en permanence. Mais aucun de ces conflits n’a pour enjeu principal l’eau. Peut-être que Boutros Ghali avait à l’esprit sa patrie, l’Egypte, quand il a fait sa déclaration. Car nombreux ont été ceux qui ont argué: si un jour une guerre éclatait à cause de la répartition de l’eau, ce serait à cause du Nil.

Coopérations en ligne de mire
Thomas Bernauer est professeur de sciences politiques à l’ETH Zurich. Il a été le directeur fondateur de l’Institut de science, technologie et politique (ISTP) de l’ETH Zurich et est auteur dans le groupe de travail II du GIEC. Dans un article récent pour Nature Sustainability, il donne un aperçu de la recherche sur les conflits et les coopérations en rapport avec les ressources en eau douce.

De quoi s’agit-il ici?

En Egypte, 97% des eaux de surface viennent de l’étranger – un taux rarement atteint ailleurs dans le monde. Dans une telle situation, il est évidemment extrêmement délicat qu’un autre pays construise de grandes infrastructures hydrauliques sur le cours supérieur du Nil. Or, c’est précisément ce qu’a fait l’Ethiopie avec le grand barrage de la Renaissance. Mais là non plus, la guerre n’a pas éclaté.

Et pourquoi aucune guerre n’éclate-telle pour l’eau?

La réponse la plus plausible est sans doute que l’utilisation de ces ressources offre de multiples possibilités de compromis. On trouve ainsi régulièrement des solutions techniques et politiques. Un lac de barrage en amont peut ainsi être rempli plus lentement afin qu’il reste plus d’eau pour l’Etat riverain en aval.

L’Egypte et l’Ethiopie ont-elles aussi trouvé un accord ainsi?

L’Egypte n’a pas encore signé d’accord formel avec l’Ethiopie. Mais des négociations sont en cours depuis longtemps et des accords informels ont également été conclus. En tout cas, l’Ethiopie remplit son lac-réservoir plus lentement qu’elle ne le pourrait et gère le barrage de manière que l’Egypte et le Soudan reçoivent encore suffisamment d’eau.

«Un compromis est une situation dans laquelle personne n’est entièrement satisfait, mais qui est acceptable pour tous.»

Quels sont donc les facteurs décisifs pour que les pays en concurrence pour l’eau entrent en discussion?

La pression du problème doit être assez forte et les pays qui subissent le plus de dommages doivent pouvoir opposer une certaine résistance économique et politique à ceux qui les causent. Ensuite, l’état général des relations interétatiques joue un grand rôle. Les Etats riverains du Rhin, par exemple, ne se sont plus fait la guerre depuis bientôt 80 ans. Le Nil, par contre, et aussi l’Euphrate et le Tigre traversent des Etats dont les relations sont très mauvaises. On parle alors souvent de diplomatie de l’eau, dans l’idée que l’eau est une sorte d’objet technique qui a peu à voir avec la politique. Les Etats peuvent s’y exercer à la coopération. Selon mes observations, la diplomatie de l’eau n’a toutefois guère contribué à résoudre des conflits de niveau supérieur.

A quoi se mesure le succès des négociations relatives aux problèmes d’eau?

D’une part, en comparant la réalité avec les valeurs ciblées par les Etats, par exemple concernant la qualité de l’eau ou le débit. Mais on peut aussi mesurer le succès au degré de satisfaction des parties prenantes quant au résultat des négociations. Un compromis est en effet une situation dont personne n’est vraiment satisfait, mais acceptable pour tous. Pour moi, un critère de succès est quand plus personne ne crie ni ne menace et que tous peuvent vivre avec la situation obtenue.

L’histoire livre-t-elle un exemple de conflit résolu autour de l’eau?

Il en existe même beaucoup. Par exemple dans le cas du Syr-Daria, un grand affluent de la mer d’Aral. Autrefois, elle se trouvait entièrement en Union soviétique. Avec l’effondrement de ce bloc, le fleuve est devenu un cours d’eau international. Le Kirghizistan est ainsi entré en possession d’un grand barrage près de la frontière avec l’Ouzbékistan. Ce barrage a une énorme importance pour l’approvisionnement énergétique kirghize, mais aussi pour l’approvisionnement en eau de l’Ouzbékistan. Dès 1991, le Kirghizistan a modifié le mode d’exploitation du barrage pour produire plus d’électricité en hiver, au détriment de l’agriculture ouzbèke qui a vivement protesté et menacé. Entretemps, des accords formels et informels ont permis de maîtriser assez bien ce conflit.

«Aujourd’hui, le Rhin s’inscrit davantage dans une perspective écosystémique. C’est peut-être aussi un luxe.»

En Europe, les conflits liés à l’eau se déroulent généralement au sein d’un même pays, par exemple autour des champs de fraises en Espagne. Les mêmes mécanismes de résolution des conflits y sont-ils à l’oeuvre?

De manière générale, on peut dire que de tels conflits sont plus faciles à résoudre tant que l’Etat fonctionne plus ou moins bien. Au niveau international, les solutions doivent être recherchées au niveau horizontal, où se rencontrent des partenaires juridiquement égaux. Cela produit souvent des solutions du plus petit dénominateur commun. Mais au sein d’un même pays, toute la hiérarchie de l’Etat entre en jeu. De nombreux différends liés à l’eau sont limités ou résolus devant les tribunaux ou par des lois. Lorsque le Parlement suisse édicte par exemple une nouvelle loi sur la protection des eaux, il importe peu qu’un seul canton ou une seule ville l’approuve. Tous doivent s’y conformer.

En Europe, le Rhin a régulièrement été une source de conflits.

Dans le cas du Rhin, il s’agissait le plus souvent de pollution par les eaux usées industrielles et ménagères. Les principales victimes étaient les Néerlandais, qui ont régulièrement protesté. Aujourd’hui, le Rhin se porte relativement bien. En 1950, la Commission pour la protection du Rhin a été créée avec tous les pays riverains, et de nombreux accords y ont été conclus. Toutefois, ce sont les règlements nationaux, les stations d’épuration, les interdictions des phosphates, etc., qui ont apporté les améliorations décisives pour la qualité de l’eau. Aujourd’hui, le Rhin s’inscrit davantage dans une perspective écosystémique. C’est peut-être aussi un luxe: une fois que l’on a maîtrisé les pires pollutions, on peut se concentrer sur la biodiversité et la protection de la nature.

«De grandes guerres interétatiques pour l’eau restent très improbables.»

Risquez-vous à un pronostic: où de nouveaux conflits liés à l’eau apparaîtront-ils dans les prochaines années, et où seront-ils résolus?

De grandes guerres interétatiques pour l’eau restent très improbables. Par contre, les conflits locaux à l’intérieur des pays pour la répartition vont hélas se multiplier. Beaucoup souffrent de plus en plus du changement climatique, la répartition des précipitations est toujours plus irrégulière et elles deviennent difficiles à prévoir. On compte donc plus de périodes avec trop d’eau et plus de périodes de sécheresse. Les conflits sont programmés lorsque la population augmente et que le gâteau se réduit ou que sa taille devient imprévisible. Mais les violences devraient rester limitées à des Etats très pauvres et instables sur les plans politique, social et économique.

Pourquoi?

Il faut des infrastructures et des institutions qui fonctionnent bien. Les démocraties riches présentent de bonnes conditions pour cela. C’est bien plus difficile dans de nombreux pays du Sud global, car là-bas les institutions étatiques fonctionnent en général plutôt mal, notamment les administrations et les tribunaux. En outre, ces Etats disposent de peu d’argent pour construire et entretenir des infrastructures telles que les réservoirs et les systèmes d’irrigation. A cela s’ajoute la répartition très inégale des richesses dans ces pays-là qui se reflète également dans l’accès à l’eau.