Dossier: La lutte pour l'eau
L’inventivité au service de l’or bleu
Seules 0,5% des ressources mondiales en eau sont utilisables pour les besoins humains. Alors que les niveaux des nappes phréatiques baissent, les besoins mondiaux augmentent considérablement. Six technologies pour exploiter des sources inhabituelles.
L’humidité de l’air reste prise dans le filet
«L’atmosphère contient plus d’eau que l’ensemble des cours d’eau et des lacs», note Rob Bartrop, Chief Revenue Officer (CRO) de Source Global. Depuis 2014, l’entreprise américaine fabrique des hydro-panneaux pour produire de l’eau à partir de l’air dans des régions isolées. «L’approvisionnement urbain fonctionne très bien dans de nombreux endroits. Mais 2 milliards de personnes vivent loin de là, dans des communautés décentralisées», relève-t-il. Certaines doivent parfois marcher des heures pour se procurer de l’eau ou dépendent de coûteux camions-citernes.
Depuis des siècles déjà, on utilise des filets «à nuages» ou «à brouillard» au Pérou, en Angleterre, en Ukraine ou à Lanzarote. Ces filets verticaux d’environ 25 mètres carrés captent l’eau de l’atmosphère par condensation naturelle. Le problème de la méthode: son rendement dépend des conditions atmosphériques changeantes. «Dans les régions sèches, avec une faible humidité de l’air, il faut d’autres solutions techniques», précise le spécialiste.
C’est ici qu’interviennent les générateurs d’eau atmosphérique tels que les hydro-panneaux, dont de nombreuses variantes utilisent de l’électricité. A l’instar d’un climatiseur, ils refroidissent l’air jusqu’à ce que le point de rosée soit atteint et que l’eau se condense. L’hydro-panneau de Source Global fonctionne sans électricité. Il utilise des sels qui agissent comme des dessiccateurs et absorbent l’humidité de l’air. «Avec un panneau solaire, on chauffe l’air et on le fait passer à travers le matériau pour y augmenter le point de rosée», explique Rob Bartrop. Le résultat: de l’eau distillée, recueillie dans un réservoir et enrichie en calcium, magnésium et autres minéraux. «Cela fonctionne aussi là où l’air est vraiment sec.» Les hydro-panneaux déjà installés dans 54 pays, dont l’Afrique du Sud, les Philippines et le Chili, produisent jusqu’à 8 litres d’eau potable par jour à un coût de 10 à 15 centimes par litre. «C’est certes beaucoup comparé à l’eau du robinet dans les villes, reconnaît Rob Bartrop. Mais c’est une variante très intéressante pour des écoles, des villages ou des mines isolées sans électricité.»
Dessaler l'eau de mer de façon classique
«Le problème n’est pas l’eau, mais le sel», dit Süleyman Yüce. L’ingénieur de l’Université technique de Rhénanie-Westphalie a étudié pendant des décennies les procédés de dessalement et participé au développement d’installations à cette fin. «Les océans ont assez d’eau. Nous devons simplement imiter le travail quotidien du soleil et en retirer l’excédent de sel par un procédé efficace», détaille-t-il.
Les usines de dessalement jouent un rôle central dans l’approvisionnement en eau de nombreux pays méditerranéens et du Moyen-Orient. Les systèmes modernes misent sur l’osmose inverse: l’eau de mer est pompée à haute pression à travers une fine membrane qui ne laisse passer que les molécules d’eau. «On obtient ainsi environ 45 litres d’eau potable à partir de 100 litres d’eau de mer», dit Süleyman Yüce.
Parmi les quelque 20 000 installations de dessalement dans le monde, près de 80% ont adopté ce procédé, qui permet de produire environ 1000 litres d’eau avec environ 3 kilowattheures d’électricité. Des installations plus anciennes, dont certaines encore en activité, recourent à des procédés thermiques moins efficaces, dans lesquels l’eau salée est évaporée sous vide, puis condensée. «La méthode consomme beaucoup d’énergie, note le spécialiste. Elle continue surtout à être utilisée là où l’énergie fossile est bon marché, comme dans les pays du Golfe.»
Pour Süleyman Yüce, c’est une raison de plus pour miser exclusivement sur les énergies renouvelables pour les installations de dessalement et pour fermer les cycles de l’eau. En Algérie, sur mandat de la Société allemande de coopération internationale pour le développement (GIZ), il réalise une étude sur la production d’hydrogène vert avec des installations de dessalement alimentées par des énergies renouvelables. D’un autre côté se pose la question de ce qu’il advient de la saumure issue du processus. Elle est aujourd’hui souvent repompée dans la mer, produits chimiques et métaux lourds compris et aux dépens des organismes marins. Un projet d’Horizon 2020 tente actuellement d’en extraire les matières premières telles que le magnésium, le lithium, l’indium ou le bore et de les rendre utilisables.
Utiliser chaque goutte deux fois
Je tire la chasse d’eau, de l’eau propre s’écoule dans les WC, emporte tout, devient sale et arrive à la station d’épuration via les canalisations. Là, sable et graisses sont séparés, puis les matières solides se déposent au fond. Des bactéries et des micro-organismes continuent à dégrader les matières organiques, ce qui produit des nitrates.
Lors de l’épuration chimique finale, le phosphore est éliminé afin de protéger les eaux des substances nutritives excédentaires. L’eau quitte alors le système d’exploitation en étant rejetée dans les lacs et les rivières. Selon l’Eawag, cela représente plus d’un billion de litres d’eau par an en Suisse. Et si nous la réutilisions?
Compte tenu de la fréquence accrue des périodes de sécheresse et de l’augmentation des besoins en eau pour l’agriculture et en eau de réfrigération, 19 cantons sur 26 ont identifié un besoin de recyclage de l’eau. Or, la pratique est encore interdite pour des raisons de protection des eaux. En Israël, ce recyclage pour l’irrigation agricole est pratique courante depuis plus de quarante ans. «Le pays a été fondé dans une région semi-aride. C’est pourquoi le recyclage de l’eau s’est avéré une nécessité», explique Lior Gutman de Mekorot, la compagnie nationale des eaux.
Ici aussi, cela commence avec des usines de dessalement qui, depuis 2005, rendent l’eau de mer potable. En Israël, plus de la moitié de cette eau provient de la Méditerranée. Après son utilisation, elle est notamment acheminée vers la station d’épuration de Shafdan, la plus grande du Moyen-Orient, sise à l’extérieur de Tel-Aviv. Chaque jour, 360 millions de litres d’eaux usées y sont épurés, comme dans de nombreuses stations d’épuration du monde. Mais au lieu d’être rejetée sans servir, l’eau arrive dans un bassin d’enrichissement d’où elle s’infiltre dans la nappe phréatique en six mois par un processus d’épuration naturel à travers le sol sableux poreux. De là, 140 milliards de litres d’eau recyclée sont chaque année pompés via un pipeline dans le désert du Néguev pour l’irrigation agricole. «Environ 85% de l’eau domestique est aujourd’hui recyclée ainsi en Israël», note Lior Gutman.
Capter des sources sous-marines
Plus l’eau manque, plus le désespoir est grand. On n’hésite donc pas à recourir à des idées folles pour y remédier. Des scientifiques rêvent par exemple de remorquer des icebergs depuis les pôles. D’autres, dont Aaron Micallef de l’Université de Malte, veulent puiser dans les sources cachées sous les fonds marins. «On a découvert un peu par hasard, il y a environ soixante ans, qu’il existait des eaux souterraines exploitables sous le fond de la mer, raconte-t-il. La majorité du temps, elles apparaissaient lors de forages pétroliers ou gaziers.» Immédiatement, de grandes questions ont surgi: quelle est la quantité d’eau souterraine offshore? Quelle est sa salinité? Est-ce économiquement et technologiquement réaliste d’exploiter cette ressource? Et quel en serait l’impact environnemental?
«Basées sur des données d’observations restreintes, des estimations modélisées suggèrent qu’il pourrait y avoir environ un million de kilomètres cubes d’eau», annonce Aaron Micallef. Soit 100 fois la consommation de l’humanité au cours des cent dernières années. Ces réservoirs se trouvent souvent à une cinquantaine de kilomètres des côtes et là où l’océan a environ 100 mètres de profondeur.
Les estimations de l’âge de cette eau varient fortement. Au large de la Nouvelle-Zélande, on a trouvé des eaux souterraines qui auraient plus de 300 000 ans. «Une théorie veut que, quand le niveau de la mer était plus bas, l’eau des rivières et des lacs côtiers se soit infiltrée dans le sous-sol et ait formé ce réservoir, explique le chercheur. Une partie en aurait été conservée sous le fond marin à la suite de l’élévation du niveau de la mer après la période glaciaire.»
Afin d’effectuer des mesures plus précises, un projet de forage consacré à l’étude des eaux souterraines offshore sera lancé en 2025 sur la côte est des Etats-Unis. Mais Aaron Micallef ne croit pas que la ressource des profondeurs comblera le manque d’eau. «Elle pourrait tout au plus être une pièce du puzzle de l’approvisionnement pour des îles comme Malte, dit-il. Cette option ne devrait toutefois être choisie que si les autres technologies échouaient.» Et cela uniquement lorsqu’on comprendra beaucoup mieux comment évoluent ces réservoirs.
Recueillir dans de petites fosses de rétention
Sur le continent africain, 80% de la nourriture est produite par de petites structures agricoles. Celles-ci sont presque entièrement tributaires de l’irrigation naturelle par les précipitations et les pluies saisonnières. «Mais les saisons sèches s’allongent et les fortes précipitations se font plus fréquentes», remarque Gideon Danso-Abbeam. A l’Université de Tamale au Ghana, l’économiste agricole étudie les liens entre les méthodes de culture indigènes et le revenu des petites paysannes.
Le zaï, une ancienne méthode indigène d’irrigation, est toujours plus utilisé. Il consiste à créer des microréservoirs dans les champs et à améliorer la qualité des sols. «Le zaï a été redécouvert comme technique de micro-irrigation dans les années 1960 au Burkina Faso, raconte le chercheur. De là, il s’est propagé au Niger, au Mali ou encore au Ghana au cours des décennies suivantes.»
Le procédé consiste à creuser tous les mètres des poquets de la taille d’un ballon de football et à les remplir de fumier. Un hectare peut en accueillir entre 5000 et 10 000. On y plante ensuite des céréales locales – maïs ou sorgho. Des techniques similaires utilisent des mini-bassins, des barrières semi-circulaires ou des terrasses pour retenir l’eau de ruissellement.
«Nos recherches montrent que les méthodes telles que le zaï améliorent l’absorption de l’eau par le sol et la teneur en nutriments.» En effet, dans les petites fosses, ajouter de l’engrais et empêcher le dessèchement ont pour effet de créer un sol fertile qui peut stocker deux fois plus d’eau, pourtant rare. Résultat: des rendements nettement plus grands. «Or, la technique exige beaucoup de travail, note le spécialiste. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle n’est pas encore très répandue. Beaucoup n’ont simplement pas les moyens financiers de l’adopter.»
Faire la pluie soi-même
Depuis la nuit des temps, nous essayons de contrôler les précipitations, parfois même au prix de sacrifices humains, pour arrêter des pluies incessantes, mais le plus souvent par des danses de la pluie afin que le ciel lâche enfin quelques gouttes après une longue sécheresse. Or, 90% des nuages s’évaporent sans produire de précipitations. Peut-on compenser cela par l’inoculation d’iodure d’argent?
Ulrike Lohmann, physicienne de l’atmosphère à l’ETH Zurich, est sceptique: «On ne sait toujours pas si cela génère réellement de plus grandes quantités de précipitations.» Dans ce procédé, on ajoute normalement des germes de cristallisation à l’énorme accumulation de gouttelettes d’eau dans le ciel. «Le plus souvent, de l’iodure d’argent, note-t-elle. Un aérosol est diffusé dans un nuage en surfusion pour y favoriser la formation de cristaux de glace.» En théorie, cela accélérerait le développement des précipitations.
La technique est déjà utilisée en Autriche, en Allemagne ou en Chine pour éviter les dégâts dus à la grêle. Des essais en ce sens sont aussi menés en Suisse. L’iodure d’argent dispersé entraîne la formation d’un plus grand nombre d’embryons dits de grêle et il en résulte des grêlons plus petits. «Les dommages causés par la grêle augmentent au carré de la taille des grêlons», précise la chercheuse.
Or, si un nuage n’est pas prêt pour la pluie ou la grêle, le produit chimique n’y changera peut-être rien. «On peut tout au plus tenter d’accélérer ou de retarder le moment où un nuage prêt à lâcher de la pluie le fera», note Ulrike Lohmann. Cela fut tenté en 2008, à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’été à Pékin.
Mais les recherches systématiques et comparatives dans ce domaine restent rares. «Il est difficile de savoir ce qui se serait passé dans un nuage sans inoculation d’iodure d’argent», regrette la spécialiste. C’est pourquoi, avec son équipe du Cloudlab d’Eriswil, elle étudie la vitesse à laquelle les différents processus se modifient au sein d’un nuage après une inoculation. «Nous cherchons ainsi à mieux comprendre la microphysique et à optimiser les prévisions des précipitations à long terme.»
Illustrations: Anna Haas