HAINE DES JUIFS
Débattre plus précisément d’antisémitisme
Est-ce antisémite de qualifier Israël d’Etat d’apartheid? La question divise aussi la science. Un concept, deux définitions et trois scientifiques.
Occupations d’universités, manifestations appelant au boycott d’Israël – la guerre dans la bande de Gaza suscite de vives réactions dans le monde entier. Dans ce contexte, les accusations d’antisémitisme infondées fusent. C’est un problème, écrivent les scientifiques de la plateforme alémanique en ligne Geschichte der Gegenwart: «Pour lutter contre l’antisémitisme, il ne suffit pas de l’imputer aux autres de manière diffuse.» Dans un article, la spécialiste des sciences culturelles Aleida Assmann propose une clarification et classe l’antisémitisme en trois types: autochtone d’extrême droite, arabo-musulman et de politique de gauche.
La scientifique allemande définit l’antisémitisme autochtone d’extrême droite comme cette variante de haine des juifs qui hante l’Europe depuis 2000 ans, dont la motivation d’origine chrétienne s’est transformée en fantasmes nationalistes et racistes de conspiration. Cet antisémitisme a culminé avec l’Holocauste, qui est aujourd’hui relativisé ou nié par les représentants de ce courant. Pour la chercheuse, l’antisémitisme arabo-musulman est une réaction politique à la création d’Israël et à l’expulsion du peuple palestinien dès 1948.
La haine n’y serait pas dirigée contre les personnes juives du monde entier, mais contre leur présence au Proche-Orient. «En fait, il s’agit d’anti-israélisme arabe», précise-t-elle lors d’un entretien téléphonique. Le fondamentalisme musulman est venu «s’y ajouter» par la suite. L’antisémitisme de gauche serait au contraire motivé politiquement et idéologiquement et un héritage de la Guerre froide et de la RDA, quand les communistes considéraient l’Etat d’Israël comme une puissance d’occupation capitaliste. La gauche militante rejette de plus le nationalisme par principe. «En fait, c’est de l’antisionisme», précise-t-elle.
La distinction est importante pour la spécialiste, même si les formes ne sont pas toujours clairement séparables. Ainsi, les cercles de gauche utilisent aussi les fantasmes de conspiration d’extrême droite. Juives et juifs y sont imaginés comme étant à la tête de la prétendue haute finance. Et il existe des positions musulmanes qui nient ou glorifient l’Holocauste et exigent l’anéantissement d’Israël. «L’antisémitisme d’extrême droite s’est métastasé à l’échelle mondiale», admet Aleida Assmann. C’est précisément pourquoi Alfred Bodenheimer, directeur du département d’études juives à l’Université de Bâle, n’est pas sûr que la tripartition soit utile, «les formes étant extrêmement imbriquées les unes dans les autres».
Les débats ont commencé par la politisation
La précision historique est également primordiale pour lui: l’antisémitisme musulman n’existe pas seulement depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948. Dans les années 1930, les nationaux-socialistes auraient tout fait pour trouver des alliés dans le monde musulman. Par exemple en coopérant avec le grand mufti de Jérusalem. «Cela a laissé des traces bien plus durables là-bas qu’en Allemagne, où a eu lieu un travail sur le passé après la guerre.» Quant à l’antisémitisme de gauche, le chercheur souligne l’importance de l’approche postcoloniale de la haine d’Israël: «Là-bas, l’histoire est manipulée pour condamner Israël au titre de puissance coloniale.» Les Juifs y sont comparés aux Européens qui ont occupé d’autres pays. Qu’ils sont eux-mêmes originaires de la région est passé sous silence.
L’historienne suisse Christina Späti de l’Université de Fribourg regrette que la répartition d’Aleida Assmann n’inclue pas «l’antisémitisme issu du centre de la société» et juge la réduction à trois groupes trop restrictive. «L’hostilité envers les juifs représente un prétendu système de connaissances depuis des siècles», dit-elle. Il repose sur des préjugés et des stéréotypes à connotation négative. «Les fantasmes de conspiration les tissent ensuite en modèles explicatifs. Il n’existe pas d’antisémitisme spécifiquement de gauche ou musulman. Il n’existe que divers acteurs et actrices, qui mettent en avant des aspects divers», ajoute-t-elle. Jusqu’ici, les scientifiques sont en désaccord.
Les divergences apparaissent déjà dans les deux définitions courantes: celle de l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) de 2016, reconnue par plus de 30 Etats, dont la Suisse, et celle de la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme de 2021, avec environ 360 signataires du monde académique, dont Aleida Assmann. Contrairement à cette dernière, la définition de l’IHRA n’a pas de prétention scientifique, mais a été développée afin de pouvoir suivre des incidents antisémites concrets, explique Christina Späti. Elle fonctionne apparemment bien pour ce monitorage. «Les débats ont commencé avec la politisation croissante de la définition.» Soit quand on a commencé à qualifier d’antisémites des prises de position contre Israël sur la base de cette définition. Le fossé le plus grand entre les deux approches se situe ainsi aussi dans la question de savoir quand critiquer l’Etat d’Israël est antisémite.
Deux définitions, conséquences différentes
Le cœur de la définition de l’IHRA stipule: «L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte.» Le gouvernement allemand l’a élargie: «En outre, l’Etat d’Israël (…) peut être la cible de telles attaques.» Vu ainsi, un appel au boycott contre Israël peut être vu comme antisémite.
L’IHRA énumère, de plus, onze exemples concrets de lignes directrices, tel le refus du droit à l’autodétermination du peuple juif, par exemple en affirmant que l’existence de l’Etat d’Israël serait une entreprise raciste.» Scander, lors d’une manifestation, qu’Israël est un Etat d’apartheid peut ainsi être vu comme antisémite. Ou encore le traitement inégalitaire de l’Etat d’Israël, dont on exige d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de toute autre démocratie. Selon ce principe, exiger d’Israël de ne pas répondre au terrorisme par la violence peut être perçu comme antisémite.
Au cœur de la Déclaration de Jérusalem, il est écrit: «On appelle antisémitisme la discrimination, les préjugés, l’hostilité ou la violence envers les Juifs, en tant que juifs (ou contre les institutions juives, en tant qu’elles sont juives).» La précision «en tant que juifs» est capitale: un appel au boycott d’Israël ne serait pas considéré comme antisémite en soi. La Déclaration de Jérusalem donne aussi 15 lignes directrices à titre d’exemples, dont cinq explicitement non considérées comme antisémites. S’opposer au sionisme en tant que forme de nationalisme en fait partie. Se prononcer en faveur de modalités politiques accordant une égalité pleine et entière à tous les habitants de la région «entre le Jourdain et la Méditerranée» n’est donc pas antisémite.
Le fait de «critiquer Israël en tant qu’Etat, en s’appuyant sur des faits» et en incluant sa politique, dont son comportement en Cisjordanie et à Gaza, en fait partie. «Il n’est pas antisémite de mentionner une discrimination raciale systématique», ni de comparer Israël à des contextes historiques, comme la colonisation de peuplement ou l’apartheid. Pour Israël, comme pour la Palestine, les normes de discussion valables sont les mêmes que pour tout autre Etat. Une pancarte de manifestant qui traite Israël d’Etat d’apartheid ne serait donc pas antisémite en soi, ni le slogan «From the river to the sea».
La peur du moment de bascule
Or, dans la pratique, c’est vite compliqué, dit Alfred Bodenheimer: «Prétendre aujourd’hui que ‹From the river to the sea, Palestine will be free› est un appel amical, couvert par la Déclaration de Jérusalem, invitant Palestiniens et Juifs à s’asseoir autour d’une table revient à nier la réalité. La présence de l’appel en Europe et aux Etats-Unis juste après le massacre du Hamas a donné une couleur génocidaire évidente à la vision.»
Le choix de la définition est politique pour Christina Späti. Les gens assez critiques à l’égard d’Israël opteront plutôt pour la Déclaration de Jérusalem. Les autres pour celle de l’IHRA. Mais les définitions n’inquiètent pas Alfred Bodenheimer. «Je crains que la notion même bascule, que les gens disent à nouveau: je suis antisémite.» Des déclarations déjà lues dans des commentaires, par exemple avec la justification suivante: «Quand je vois ce que font les Juifs, ils incarnent vraiment le mal du monde.» Ainsi, le discours sur l’antisémitisme devient soudain celui sur une opinion parmi d’autres. «Jusqu’ici, le tabou interdisant de haïr les Juifs nous en a protégé. Or, ce consensus est très fragile», dit Alfred Bodenheimer. Il semble s'effriter.
Il propose un exercice de pensée: «Il faudrait imposer, tous les deux ans, un moratoire sur la notion d’antisémitisme qui cache plus qu’elle ne révèle.» On pourrait la remplacer par des adjectifs tels «méprisant l’être humain», «généralisant», «niant l’Holocauste» ou simplement «injuste». «Ainsi, on devrait réellement réfléchir à ce que l’on veut dire et formuler honnêtement les reproches. On se reparlerait alors certainement davantage.»