En expédition dans les jungles du monde entier: Julie Zähringer n’abandonne pas l'espoir que la nature et les êtres humains se rejoignent. | Photo: Kang-Chun Cheng

A chaque fois que le petit avion atterrit sur la piste cahotante de l’aéroport de Maroantsetra entre les champs de riz et que la porte s’ouvre, une bouffée d’air chaud et humide s’y engouffre et colle au corps, aux cheveux et au t-shirt. L’odeur de transpiration se mêle à celle de la vanille, du girofle et du poivre. Julie Zähringer aime ce mélange si typique de Madagascar connu par peu de gens.

Il n’y a qu’un vol par semaine et la seule route nationale – plutôt une piste de brousse – est entrecoupée par des rivières de boue. Mais la majorité des villages du nord de l’île ne sont accessibles qu’à pied. Les expéditions entreprises par la chercheuse en durabilité depuis douze ans la mènent dans les régions les plus isolées du globe. Le plus souvent, ce sont des forêts tropicales protégées, aux abords desquelles vivent des personnes qui cultivent ou déboisent ces terres depuis des décennies, qui élèvent du bétail ou exploitent des mines – et qui se retrouvent ainsi au centre d’intérêts globaux. Ils ont toujours moins d’espace, surtout à cause des dispositions de protection de la nature.

Toujours aux abords des zones protégées
Julie Zähringer est professeure en systèmes terrestres et en transformation durable. En 2019, elle a reçu le prix Schläfli pour sa thèse réalisée à l’Université de Berne dans laquelle elle a analysé l’évolution de l’utilisation des terres dans les marges des réserves naturelles de Madagascar en se basant sur quelque 1200 entretiens et des images satellites. A la Wyss Academy for Nature de l’Université de Berne, elle met actuellement en pratique le savoir acquis pour la réalisation de projets concrets en Amérique du Sud, en Afrique de l’Est et en Asie du Sud-Est. Ses recherches se concentrent sur les liens entre les changements d’utilisation des terres, les services écosystémiques et le bien-être humain dans un contexte de protection de l’environnement.

Avant d’expliquer cela plus en détail, la chercheuse évoque les conditions aventureuses de ses expéditions. La plupart du temps, elle est certes bien accueillie, mais il arrive que les indigènes se méfient dès qu’apparaît la femme blonde. «A Madagascar, beaucoup de bois de rose a été abattu illégalement et exporté. Dans un village, on nous a une fois soupçonnées d’avoir fait venir la police, raconte-t-elle. Nous avons dû prendre la fuite. La foule nous aurait peut-être attaquées.» Une autre fois, son groupe a été suspecté de travailler pour le fisc: «Plus personne ne voulait nous parler.»

Pourtant, les informations peuvent être importantes pour la survie: quand les prix de la vanille ont atteint des sommets, les villas des barons de cette gousse ont poussé comme des champignons. Avec l’enrichissement, la corruption et le vol se sont glissés dans les rangs des indigènes: l’épice devenue rapidement aussi précieuse que l’argent était à portée de main dans les plantations.

«Dans un village, on nous a une fois soupçonnées d’avoir fait venir la police. Nous avons dû prendre la fuite.»

Ainsi, des forêts de vanilliers se sont transformées en «champs de mines» au parfum délicieux: un seul faux pas et le pied était déchiqueté dans l’un des pièges à ours cachés. Il faut tout d’abord être au courant de ces choses. Toutefois, la chercheuse ne s’aventure pas seule à pied dans les villages indigènes, ne serait-ce qu’à cause de la langue. Outre l’allemand, l’anglais, le français et l’espagnol, elle ne possède que des rudiments de créole haïtien, de wolof et de malgache.

Selon elle, Madagascar est un exemple de la façon dont les actions des habitants de la forêt tropicale dépendent des marchés mondiaux. Des parcs nationaux contre l’exploitation du sol? Certes, mais c’est insuffisant, car ici les gens se battent pour survivre. L’objectif de la scientifique: apprendre comment réellement protéger les forêts tropicales: «La disparition des espèces et le changement climatique mènent à des efforts dans ce sens. Pour que ceux-ci fonctionnent, la population locale doit aussi en profiter.»

«J’ai pris conscience que si l’on veut protéger la nature, il faut aussi penser à l’humain.»

Laisser les indigènes elles-mêmes gérer les parcs, avec un soutien financier, pourrait ainsi être une bonne idée.» La chercheuse aide aussi des paysans à fabriquer des ruches pour mieux tirer parti des maigres terres qui restent à côté de la réserve. «Au lieu de leur distribuer des flyers, nous les mettons en contact avec des apiculteurs expérimentés.»

Pour trouver les solutions optimales, Julie Zähringer et son équipe discutent avec les anciens du village et les familles. Quel avenir veulent-ils? Simultanément, l’équipe évalue des images satellites et des cartes, construit des scénarios et élabore de possibles solutions aux problèmes de l’environnement: «Nous étudions les dernières grandes forêts tropicales du monde, extrêmement menacées. C’est compliqué.»

Les parcs nationaux ne suffisent pas

Elle-même n’a appris que progressivement à quel point c'est complique: au gymnase, elle voulait d’abord sauver les orques. Puis, en biologie, elle est fascinée par la jungle et sa faune sauvage. Pendant ses loisirs, elle danse aux sons de musiques africaines. Et elle organise une mission bénévole au Ghana. «J’avais l’idée romantique d’arriver dans un parc national où la musique résonne partout dans les villages, pendant que j’aide les plus pauvres à sauver leurs animaux sauvages. Que j’étais naïve!», sourit-elle.

Julie Zähringer peut s’installer comme bénévole dans la famille du gestionnaire du parc. Alors qu’elle aide au parc de jour, elle remarque que le directeur est aussi sollicité la nuit: «Devant la maison, il y avait toujours des gens qui se plaignaient du parc national: parfois, les éléphants ôtaient quasiment le pain de la bouche des paysans ou les singes attaquaient leurs enfants, raconte-t-elle. J’ai pris conscience que si l’on veut protéger la nature, il faut aussi penser à l’humain. Nous n’avons pas appris cela pendant nos études de biologie.» C’est pourquoi la chercheuse conjugue aujourd’hui plusieurs disciplines: elle a un Bachelor en biologie, un Master en sciences de l’environnement et un Doctorat en géographie et développement durable.

«Je n’ai jamais vu de forêt autant menacée que celle d’Asie du Sud-Est.»

En ce moment même, la scientifique est assise dans un café au Kenya où elle va développer pendant quatre mois des idées en collaboration avec la Wyss Academy for Nature. Par exemple: comme les phases de pluie se décalent en raison du changement climatique et que les périodes de sécheresse se prolongent, les éleveurs trouvent de moins en moins de fourrage pour leur bétail.

La chercheuse et son équipe font  des calculs: comment obtenir davantage de fourrage ou accroître la biodiversité? Les scénarios sont ensuite discutés avec la population. «Notre but n’est pas de publier des résultats dans des revues spécialisées ou d’imposer quelque chose aux gens, souligne-t-elle. Nous essayons de fournir aux personnes concernées des aides à la décision qu’elles puissent utiliser.» Une approche relativement nouvelle selon elle: «Nous sommes en train de redéfinir le rôle de la recherche».

Miser sur les scientifiques locaux

Mais ce sont surtout les scientifiques locaux qui, un jour peut-être, entreront en politique, qui la font espérer. Elle a ainsi organisé l’échange Madagascar-Laos, un projet soutenu par le FNS. «Je n’ai jamais vu de forêt autant menacée que celle d’Asie du Sud-Est», déplore-t-elle. Pour satisfaire la faim de viande en Chine et au Vietnam, les forêts deviennent des pâturages.

«Et là où la forêt tropicale n’a pas disparu, elle est devenue étrangement silencieuse: oiseaux, mammifères et reptiles ont été chassés illégalement ou vendus pour faire des produits médicaux», note-t-elle. Lors de leur voyage, les chercheuses et chercheurs locaux ont pu le constater de leurs propres yeux: si les choses continuent ainsi à Madagascar, le paysage y ressemblera bientôt à celui du nord du Laos.

«Là où la forêt tropicale n’a pas disparu, elle est devenue étrangement silencieuse.»

Infatigable, Julie Zähringer parle vite, relevant que presque personne n’a visité le parc national de Masoala dans le nord-est de Madagascar. En Suisse, les gens savent au mieux à quoi ressemblent ces paysages grâce à la Halle de Masoala du zoo de Zurich. Pourtant, cette forêt a une valeur inestimable pour l’ensemble de l’humanité – en tant qu’oasis de biodiversité, trésor d’herbes médicinales et grand puits de carbone. «Tant que je travaille, dit-elle, je ne perds pas l’espoir que nous, les êtres humains, finissions par trouver notre place au sein de la nature.»