Entouré par des spécialistes, on n’ose souvent pas défendre ses propres besoins préten­dument banals. | Photo: Heidi Diaz

Dans la recherche sur le cancer, deux mondes se rencontrent: d’un côté, les scientifiques, désireux de tester si les nouvelles thérapies peuvent guérir la maladie ou prolonger la vie. De l’autre, les patientes et les patients, qui souhaitent naturellement vivre plus longtemps, mais qui ont aussi d’autres priorités, comme une meilleure qualité de vie pendant et après le traitement ou une réduction du nombre de rendez-vous pour des examens à l’hôpital. Ou tout simplement du matériel d’information simple à comprendre. Les scientifiques ont rarement de telles préoccupations à l’esprit.

«C’est pourquoi il est important, dans les études cliniques, de donner la parole aux patientes. Non qu’elles puissent faire valoir une expertise scientifique, mais parce qu’elles vivent avec la maladie», explique Sabine Rütti Roch, responsable de la participation des patients à la Swiss Clinical Trial Organisation.

Cette approche est déjà la norme auprès des organismes de financement: les scientifiques qui s’adressent au Fonds national suisse pour financer une étude clinique doivent prévoir la participation de patientes et patients. Le Groupe suisse de recherche clinique sur le cancer a également mis sur pied un conseil des patients. Ses membres ne participent pas eux-mêmes aux études mais conseillent les scientifiques, de la planification à la conclusion d’une étude clinique.

Suivi pas à pas des traitements

En Suisse romande, le Laboratoire des patients encourage la participation des patientes à la recherche sur le cancer. Dans le cadre d’une étude en cours, des personnes atteintes du cancer de la peau, entre autres, prennent part à une thérapie cellulaire expérimentale. Il faudra plusieurs mois avant de savoir si la thérapie est efficace à long terme. «Le traitement est complexe, éprouvant et assorti de nombreuses incertitudes», explique Sara Colomer-Lahiguera. La spécialiste en soins infirmiers dirige une étude annexe dont le but est d’améliorer la prise en charge pendant cette thérapie expérimentale en impliquant les patientes, leurs proches et les professionnels de la santé.

  • Lorenz Tanner (55)
  • conseil des patients
«Une biopsie de plus peut déjà être un frein.»
Il y a six ans, on a diagnostiqué un cancer du système lymphatique au stade terminal chez Lorenz Tanner. Grâce à une «chimiothérapie assassine», la maladie recule mais laisse des séquelles, comme une profonde fatigue. L’ancien responsable des ressources humaines participe pourtant au conseil des patients du Groupe suisse de recherche clinique sur le cancer. «Nous sommes très proches de la réalité. Nous relevons par exemple les soucis, les peurs et les questions des patients qui doivent décider de participer ou non à une étude», dit-il. Une fois par mois, le conseil des patients transmet aux scientifiques le résultat de ses réflexions sur les études planifiées. «Quand une étude exige ne serait-ce qu’une biopsie de plus, cela peut déjà être un frein.» Lorenz Tanner recommande presque toujours de tenir aussi compte de la qualité de vie: «Les chercheurs n’y pensent pas, ils n’ont que leur médicament en tête. Mais ils constatent rapidement que cet aspect apporte une plus-value.» Lorenz Tanner vérifie aussi que le matériel d’information soit compréhensible. «La langue du traitement et de la recherche est souvent incompréhensible.» Il est bien placé pour le savoir.

L’équipe de recherche suit les participantes et participants à l’étude à chaque étape de leur long parcours d’examens et de traitements. Elle interroge aussi les médecins, le personnel soignant, les laborantins, les chercheurs et le personnel administratif. Enfin, Sara Colomer-Lahiguera recueille l’avis de groupes de discussion composés de personnes porteuses d’un cancer et de leurs proches. En fonction de tous ces retours, son équipe veut établir une liste de recommandations sur la manière de rendre la thérapie complexe conviviale pour les patientes et patients. «Nous voulons le faire le plus tôt possible, avant même que le traitement devienne la norme.»

  • Rosmarie Pfau (73)
  • représentante des patients
«Si cela ne tenait qu’à eux, les scientifiques se passeraient de la participation des personnes concernées.»
«La recherche sur le cancer m’a sauvé la vie, assène Rosmarie Pfau. Si des malades n’avaient pas consenti à participer à des études, je ne serais probablement plus là aujourd’hui.» Elle a reçu le diagnostic du cancer lymphatique en 1999 et n’a plus de symptômes depuis une transplantation de ses propres cellules souches en 2006. Le cancer n’a toutefois pas totalement disparu de sa vie: elle a fondé et préside une organisation pour les personnes touchées par le cancer lymphatique et leurs proches. Elle suit aussi des cours, participe à des congrès et défend la perspective des patientes au sein de nombreux organismes. «La recherche peut profiter de l’expérience vécue par les patients et leurs proches confrontés à la maladie.» Elle estime important que les études se concentrent aussi sur les effets secondaires et les séquelles à long terme: «Quand on a la chance de gagner des années de vie, on a aussi envie de pouvoir en profiter.» Elle salue le fait que la participation des patientes et patients soit désormais souvent obligatoire: «Les scientifiques s’en passeraient, si cela ne tenait qu’à eux.»

Les conseils des patientes et patients sont aussi pris en compte dans cette étude. L’ingénieure de l’environnement Tourane Corbière, à qui on a diagnostiqué un cancer de la moelle osseuse il y a dix ans, est l’une d’elles. «Mon histoire peut servir à améliorer la qualité de vie d’autres personnes touchées par le cancer.» Ses tâches sont variées: «J’ai par exemple lu le protocole de l’étude et identifié les phrases qui peuvent bouleverser les malades. J’ai proposé que l’étude d’accompagnement analyse le besoin d’un soutien psychologique et le moment adéquat pour celui-ci.» Elle a aussi soulevé la question de savoir si les patientes pouvaient continuer, pendant l’étude, à prendre des remèdes alternatifs. «Souvent, les scientifiques oublient ces détails de la vraie vie.»

Plateforme de suivi des conseils de patients en création

Chercheur dans le domaine du cancer, Heinz Läubli, responsable de la coordination d’une trentaine d’études cliniques à l’hôpital universitaire et à l’Université de Bâle, ne dit pas le contraire. «Médicalement, nous faisons tout notre possible pour les participants aux études. Parfois, cela implique de rester isolé trois semaines dans un service. Ce n’est bien sûr pas facile pour les personnes concernées.» Il estime qu’il est donc important d’obtenir un retour des malades après les études. Désormais aussi, la qualité de vie est pratiquement toujours prise en considération.

«Il va de soi qu’il faudrait faire tout ce qui aide le patient», affirme Alfred Zippelius, comédecin en chef du service d’oncologie de l’Hôpital universitaire de Bâle, qui travaille aussi dans la recherche clinique. Pour éviter que ses patientes ne participent à des études expérimentales en ayant des attentes irréalistes et pour s’assurer qu’elles comprennent toutes les démarches, il prend largement le temps d’examiner avec elles les dossiers d’information. Selon lui, il n’est pas pertinent de consulter les conseils de patients pour chaque étude clinique: «Cela n’a pas de sens d’alourdir l’ensemble du dispositif au point d’entraver une étude.» Pour lui, il vaut mieux s’entendre sur quelques points fondamentaux, par exemple à l’occasion d’une table ronde.

«Le projet prend peu à peu de la vitesse, même si nous ne sommes pas encore aussi avancés que la Grande-Bretagne, par exemple.»Sabine Rütti Roch

C’est là que se concentre le travail. «La Suisse compte actuellement plus de 60 initiatives, dans des lieux et à des niveaux différents, indique Sabine Rütti Roch. Nous voulons les rapprocher.» Le développement d’une plateforme permettant aux chercheuses de trouver des conseils de patients pour leurs études en fait partie. En effet, ces conseils ne sont pas suffisamment nombreux. Des cours Eupati sont donc organisés en Suisse pour former des patients-experts. Les personnes intéressées apprennent par exemple le fonctionnement de la recherche clinique et les normes scientifiques qui doivent être respectées par les scientifiques.

«Le projet prend peu à peu de la vitesse, même si nous ne sommes pas encore aussi avancés que la Grande-Bretagne, par exemple, estime Sabine Rütti Roch. Si les études deviennent plus conviviales pour les patientes, il sera peut-être plus facile, à l’avenir, d’en recruter suffisamment et de les garder acquises à la cause.» C’est seulement ainsi que la recherche sur le cancer pourra progresser.