Science négligée
Là où on ne veut pas aller voir
Tout un continent de questions non posées s’ouvre à la science lorsqu’on les cherche. Voyage découverte à travers les processus de refoulement.
«Entre-temps, dire que les femmes universitaires n’ont pas toutes des velléités de carrière est devenu tabou», constatait l’économiste Margit Osterloh dans la Weltwoche au début de cet été. L’article portait sur les vives réactions suscitées par une étude qu’elle a menée avec la sociologue Katja Rost. Elles y révélaient entre autres que les étudiantes n’aspiraient de loin pas toutes à une carrière académique, mais que beaucoup d'entre elles préféraient le travail à temps partiel.
Cette levée de boucliers semble confirmer l’accusation de cancel culture qui, depuis plusieurs années, occupe une place de choix dans les médias. L’agacement émane en premier lieu des groupements de gauche. De l'autre côté émanaient des critiques du psycholinguiste fribourgeois Pascal Gygax. Il montre la puissance de l’effet du masculin générique sur notre pensée, thème de son livre paru il y a deux ans. Il racontait alors dans Horizons: «Depuis dix-sept ans que je travaille sur cette thématique, je n’ai jamais reçu autant d’insultes.» Là, c’étaient des voix de droite qui s’indignaient.
Ces exemples montrent tous deux que les convictions politiques et l’attention médiatique peuvent développer une dynamique néfaste. Au point de dissuader en particulier de jeunes scientifiques de travailler dans ces domaines.
Pas vu, pas dit
Quant à savoir s’il faut parler de tabous dans ces cas, à l’instar de Margit Osterloh, c’est une autre histoire. Prenons la définition donnée par l’historienne des sciences autrichienne Ulrike Felt lors d’une émission de l’ORF: «Les tabous sont le non-dit et l’indicible, ce sont des instructions implicites pour agir.» Tant le fait que les femmes aiment travailler à temps partiel que les conséquences du masculin générique ne relèvent pas du non-dit ou de l’indicible, mais font l’objet de controverses sociales depuis des années. Dans ces deux cas, il ne s’agit donc pas de sujets tabous.
Mais il s'agit de thèmes qui touchent à des convictions bien précises et se heurtent donc à des résistances. La peur d’une réaction négative peut mener à la création de points aveugles dans la recherche. Le sociologue allemand Jan Philipp Reemtsma les définit ainsi: «Le point aveugle n’est pas ce qu’on ne voit pas, mais un endroit dans l’œil qui empêche de voir quelque chose là où on regarde pourtant – un endroit parfois petit, mais tout de même présent.» Donc: où que l'on regarde, certaines choses restent occultées.
Bien sûr, les frontières entre tabous et points aveugles sont floues. Ces désignations ne sont pas précises, mais on peut s'en servir de garde-fous pour avancer à travers les thèmes refoulés, réprouvés ou oubliés de la recherche. Il en existait et il en existe toujours bien plus que ceux qui sont actuellement défendus par le marteau de la cancel culture.
L’exemple de la violence pédophile met en évidence les dynamiques entrant en jeu lorsqu’un sujet est longtemps occulté par la recherche. Meike Sophia Baader, spécialiste allemande en sciences de l’éducation de l’Université d’Hildesheim, a participé au travail d’étude et de mémoire sur la violence sexualisée dans les mouvements dits de réforme, à savoir la pédagogie réformée, la réforme de l’éducation et les mouvements de libération sexuelle de l’Allemagne. Elle raconte comment le tabou social du sexe a été brisé dans certains milieux à partir de la fin des années 1960 avec cette libération sexuelle. «Dès lors, toute forme d’activité sexuelle y était considérée comme bonne», explique-t-elle. Même les actes sexuels avec des enfants.
Maike Sophia Baader le met en évidence sur la base de la revue pédagogique «Betrifft: Erziehung» qui publia en 1973 un cahier thématique titré «La pédophilie – crime sans victimes». Dans la République fédérale d’Allemagne du début des années 1970, cette publication était le magazine pédagogique au plus fort tirage. «Elle était un forum pour une jeune génération de chercheurs en pédagogie critiques et de réformateurs et réformatrices de la formation.»
Selon Maike Sophia Baader, cette attention positive portée à la sexualité et la lutte contre le tabou social du sexe ont eu pour conséquence que l’on était pour ainsi dire aveugle à d’autres aspects: «La rhétorique de la sexualité consensuelle entre enfant et adulte ignore le rapport de pouvoir entre les générations.» Lors de toute cette discussion, aucune prise de position visible n’avait reconnu aux enfants le droit de dire non à la sexualité.
Là où le bât blesse
Le déni de la situation des enfants est allé si loin que, encore en 1989, le pédagogue et sexologue réputé Helmut Kentler pouvait décrire dans son livre «Plädoyer für Leihväter» comment il avait placé des jeunes des rues chez des hommes pédophiles, dans le cadre d’une prétendue expérience pédagogique. Pour lui, il était évident que cela impliquait des actes sexuels. «Il était convaincu que ces actes ne nuisaient pas aux jeunes, car leurs pères de substitution les traitaient avec amour et les préparaient à la société», explique Maike Sophia Baader.
Jusqu'à ce moment, la souffrance des victimes était un point aveugle dans les sciences de l’éducation progressistes. Une certaine perspective prétendument libératrice sur la sexualité a débouché sur une véritable vision en tunnel. Les expériences de Kentler et la violence sexualisée généralisée sur les enfants et les jeunes dans l’internat pédagogique réformé allemand Odenwaldschule ont perduré jusqu’au milieu des années 2010. «Il a fallu longtemps pour que l’attention médiatique, politique et scientifique se porte sur les personnes touchées, déplore la chercheuse. D’abord, il y a quelque chose relevant d’un savoir caché. C’est là le problème essentiel. Ensuite, on l'exprime certes, mais personne n’écoute.»
En 2020, il arrivait encore que, à la Société allemande des sciences de l’éducation (DGfE), la violence sexuelle envers les enfants soit qualifiée de thème sordide. «Les processus sont longs avant qu’une discipline soit prête à se regarder en face, relève la chercheuse. D’abord, le thème est complètement tabou, puis ce tabou est brisé et ne peut plus être complètement ignoré. Ensuite, un jour ou l’autre, le sujet n’est certes plus tabou, mais on veut toujours le mettre de côté.» La nébuleuse parfois diffuse de réflexes de défense irrationnels qui entourent souvent les sujets indicibles de cette nature devient presque palpable dans les descriptions de Maike Sophia Baader.
La chercheuse continue à regarder là où ça fait mal bât blesse. Car, aujourd’hui encore, il est des thèmes tellement inimaginables qu’ils ne sont guère étudiés. Elle cite pour exemple la violence sexualisée à l’encontre de nourrissons ou d’enfants en bas âge. Il en va de même pour la violence sexuelle dans les soins, par exemple à l’encontre des personnes en situation de handicap. «La société, la discipline scientifique concernée et souvent même les scientifiques se refusent tout simplement à aborder de tels sujets, certes difficiles à supporter.» Ainsi décrit-elle de manière saisissante le mécanisme autour d’un tel tabou.
Tout simplement trop dangereux
En plus des sujets indicibles, voire impensables, certains domaines de recherche effrayent tant la société et la science qu’elles préfèrent ne pas les aborder. La réduction artificielle du rayonnement solaire sur la Terre, par exemple, fait l’objet de controverses depuis une quinzaine d’années. Des scientifiques exigent que soit interdite non seulement la technique, car ses effets sont trop imprévisibles, mais aussi la recherche. D’une part, parce que celle-ci préparerait déjà le terrain pour une utilisation ultérieure de la technologie. De l’autre, parce que le simple fait de l’étudier pourrait «susciter un comportement moralement irresponsable, car la solution potentiellement simple au problème climatique qui s’ouvrirait mènerait à moins de restrictions d’émissions», résume un groupe de recherche réuni autour de Wilfried Rickels de l’Université de Kiel.
Ici, le danger pour l’avenir conduit ainsi à bloquer la recherche sur une technique. Il en va de même pour le clonage ou l’obtention de cellules souches à partir d’embryons, interdits dans certains pays. Comme le commente l’historienne des sciences autrichienne Ulrike Felt dans une interview au quotidien Der Standard: «La plupart du temps, nous parlons de tabous, mais nous voulons dire interdictions. Les tabous sont des choses non exprimées qui portent surtout sur ce qui ne doit pas être dit, pensé, ressenti ou touché.»
Cependant, les interdits vacillent aussi quand la technologie permet d’aller plus loin. En juin, des scientifiques de Cambridge ont produit des embryons synthétiques à partir de cellules souches. Dans un entretien avec la SRF, l’éthicienne suisse Ruth Baumann-Hölzle a répondu ainsi à la question de savoir jusqu’où la recherche pouvait aller: «En définitive, ce qu’on appelle l’impératif technique – la réalisation de ce qui est possible – finit toujours par s’imposer. Ainsi, l’Agence internationale de la biomédecine a immédiatement assoupli certaines directives après la création réussie d’embryons synthétiques de souris.»
Mais un thème peut encore être maintenu à l’écart même lorsque la recherche a permis de réfuter les craintes y relatives. Cela, pour une raison inverse. Historien des techniques à l’ETH Zurich, David Gugerli se souvient ainsi d’une requête qu’avait dû examiner la commission de la recherche de l’école. Les requérants voulaient étudier si la construction d’antennes de téléphonie mobile avait un impact négatif sur les prix des biens immobiliers sis à proximité. La commission a d’abord voulu rejeter la demande, les effets nocifs de ces antennes sur la santé n’ayant pu être prouvés. Il ne fallait donc pas attendre une influence sur les prix. Mais David Gugerli avait fait opposition: «Ici, la recherche devenait taboue, car elle était liée à une thèse considérée comme non scientifique.»
Vision en tunnel maximale
La crainte d’un préjudice de réputation en raison d’un sujet en apparence peu sérieux a probablement joué un rôle important. L’historien cite encore d’autres domaines très rarement abordés en histoire des techniques. Il est ainsi mal vu de mener des recherches sur d’anciennes techniques telles que le vélo ou la tôle ondulée: «Ce n’est pas sexy», note-t-il. Ici, un point aveugle résulte donc du verdict «inintéressant» ou du moins «pas nouveau».
L’historien des sciences Pascal Germann de l’Université de Berne voit une autre dynamique importante à l’œuvre lorsque des domaines thématiques sont à peine éclairés: «Il y a constamment de nouveaux paradigmes de recherche qui produisent de nouvelles connaissances et changent le regard sur la réalité, mais génèrent aussi des zones de non-savoir.» Il cite l’exemple de la bactériologie, «une des avancées majeures de l’histoire de la médecine». Dès la fin du XIXe siècle, on a su que les maladies infectieuses étaient dues à des microbes. «A partir de là, on s’est fixé sur cette cause et d’autres corrélations ont été reléguées à l’arrière-plan. Dès lors, les recherches sur les conditions sociales de ces maladies étaient considérées comme dépassées.»
Dans le cas de la «tueuse du XIXe siècle», la tuberculose, c’est en particulier «le mouvement ouvrier qui a parlé de maladie sociale», note Pascal Germann. Comme on le sait aujourd’hui, la tuberculose était bien plus répandue dans les couches sociales inférieures et la baisse de la mortalité a surtout résulté d’une amélioration des conditions sociales. Selon le chercheur, les discussions sur le Covid-19 ont été marquées par des «points de vue réductionnistes similaires». On avait pourtant constaté très tôt dans les hôpitaux que les personnes aux professions précaires étaient davantage touchées. «Mais cette dimension sociale n’a été prise en compte qu’avec le temps.» C’est pourquoi il souligne que les tabous proprement dits sont rarement responsables du fait que des thèmes ne sont pas étudiés, mais plutôt certains paradigmes et contextes politiques.
En cas de désintérêt ou de paradigmes dominants, les points aveugles de la recherche sont plutôt des dommages collatéraux, sans volonté d’étouffer un thème. Il n’est pas non plus désagréable pour la science que quelqu’un mette en lumière ces domaines occultés. Il y a cependant quelque chose d’intentionnel lorsque le regard se détourne de sujets trop douloureux ou qui remettent en question sa propre discipline. Cela vaut aussi quand des contenus sont occultés pour des motifs politiques. Les scientifiques des domaines concernés, trouvent dès lors très désagréable que quelqu’un veu les forcer à tourner la tête vers ce qu’il y a à voir. L’idéal scientifique est toutefois de poser aussi les questions dérangeantes. Pour y répondre, la science doit observer très précisément et travailler de manière exhaustive, même lorsque la situation devient inconfortable pour elle-même.