Pendant les années de Flavia Schlegel à l'Unseco, Donald Trump est devenu président des Etats-Unis, la Russie est devenue de plus en plus autoritaire et la Chine s'est hissée au rang de puissance mondiale. «Dès 2018, les fronts se sont durcis», se souvient-elle. | Photo: Beat Schweizer

Flavia Schlegel a parcouru à vélo le trajet entre son appartement à l’est de Berne et le cœur de la capitale. Elle raconte pourquoi elle préfère se déplacer sur deux roues – même en vacances, par exemple lors du tour de Berne à Marseille: «Le rythme est bon, ni trop rapide, ni trop lent. Et les sens sont ouverts à de nombreuses perceptions, aux bruits, à la température, aux ambiances météorologiques.»

Peut-être que ce mode de déplacement constant, ni trop vite, ni trop lentement, est le symbole de la vie de Flavia Schlegel: «Je ne suis pas quelqu’un qui planifie à tout va. Je n’ai pas non plus planifié ma carrière.» Elle a simplement saisi les opportunités qui se présentaient – avec succès, comme le montre sa carrière de diplomate scientifique.

«Des personnes jeunes mouraient parce que leur vie sexuelle ne correspondait pas à la norme.»

Flavia Schlegel a grandi à Sargans, dans un «ménage CFF orienté vers la socio-démocratie et le syndicalisme». Enfant, elle était souvent malade, souffrait d’asthme et était heureuse de trouver un médecin qui pouvait l’aider. Cela a influencé ses choix professionnels. «Je rêvais de devenir une ‘Alberta Schweitzer’ en Afrique», dit-elle en riant. Elle a donc étudié la médecine, puis travaillé à Zurich, au premier hospice accueillant les malades du sida en fin de vie. «C’est là qu’en tant que jeune médecin, j’ai vu les limites de l’acte médical. Des personnes jeunes mouraient parce qu’elles n’avaient pas de seringues stériles ou parce que leur vie sexuelle ne correspondait pas à la norme», dit-elle avec une gravité qui laisse encore transparaître son bouleversement, même quarante ans après.

Flavia Schlegel a compris alors qu’elle voulait traiter les questions de santé publique plutôt que des destins individuels. Et qu’elle préférait s’intéresser au rapport entre l’Etat et l’individu, au rôle de la science dans le système de santé, aux questions de justice et d’injustice dans l’accès aux soins. Ces questionnements l’ont menée à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), où elle a entre autres dirigé la campagne Stop Sida.

Après quelques années à l’OFSP, en 2002, elle a changé de continent et travaillé pendant trois ans comme conseillère scientifique à l’ambassade de Suisse à Washington afin de promouvoir la place scientifique helvétique. C’était la période après les attentats du 11 septembre 2001. Tout tournait alors autour de leurs conséquences sur la politique de recherche et d’éducation américaine, dont notamment les restrictions d’entrée sur le territoire américain. Mais elle organisait aussi des visites de délégations scientifiques américaines en Suisse. Elle a par ailleurs établi la collaboration avec différentes organisations scientifiques.

Nationale, mondiale, infatigable
Après Washington, Shanghai et Paris, la spécialiste de la santé publique et ancienne vice-directrice de l’OFSP Flavia Schlegel (62 ans) travaille aujourd’hui comme conseillère indépendante. En 2019 et 2020, elle est la première envoyée spéciale pour la science active à l’échelle politique mondiale. Dans ce rôle, elle renforce la visibilité de la communauté scientifique internationale au sein de l’ONU et d’autres forums politiques mondiaux, tel le G20. Elle travaille actuellement avec l’Université de Pretoria, avec l’Office fédéral de la santé publique et au sein du Digital Transformation of Health Lab à Genève. Flavia Schlegel vit à Berne avec son mari.
Inébranlable contre vents et marées

En 2005, Flavia Schlegel est de retour en Suisse en tant que vice-directrice de l’OFSP, à nouveau au milieu d’une crise: la grippe aviaire commençait alors à esquisser comment le monde allait être bouleversé seize ans plus tard par une pandémie. «La pression politique et médiatique était déjà très forte», raconte-t-elle. Après avoir participé à l’émission alémanique «Arena», le 14 octobre 2005, elle est violemment prise à partie par les médias. Le SonntagsBlick l’accuse de vouloir devenir «Madame grippe aviaire», mais de ne pas parvenir à faire passer son message. Dans l’émission, elle garde pourtant son calme et l’OFSP la soutient. A la question de savoir si elle a besoin de la crise pour avancer, elle réfléchit avant de répondre: «J’ai toujours besoin de changement et de nouvelles tâches. J’aime construire et transformer. Le statu quo, ce n’est pas mon truc.»

«Le monde entier était sur mon bureau.»

En 2008, l’heure est de nouveau au changement: Flavia Schlegel prend la direction du nouveau centre Swissnex à Shanghai, une représentation du monde économique et scientifique suisse à l’étranger. La crise est une fois de plus au rendez-vous: la faillite de Lehman Brothers secoue le monde de la finance. «Swissnex était financée à hauteur de deux tiers par des fonds étrangers, nous sommes devenus nerveux», se souvient la Saint-Galloise. Heureusement, les craintes n’étaient pas fondées. De nombreux investisseurs voulaient miser sur la Chine, ce nouvel acteur mondial en train de s’ouvrir lentement au reste du monde. Flavia Schlegel a profité de cette ouverture, organisant des manifestations mariant science et culture, comme des «Barbecue Lectures» dans un musée, une série d’événements avec des artistes et des scientifiques chinois et suisses. Ici aussi, elle s’est démenée pour promouvoir la Suisse et a fait progresser la collaboration entre la Chine et la Suisse en matière de recherche et d’innovation. Toutefois, sans avoir étudié la sinologie, il était difficile de toujours se faire comprendre: «Nous nous sommes sans cesse retrouvés dans des situations inconnues mais passionnantes, notamment en raison de malentendus linguistiques.» La suite s’est révélée moins compliquée sur ce plan.

Du point de vue linguistique, sa prochaine destination était plus aisée: après cinq ans à Shanghai, Flavia Schlegel s’installe à Paris comme sous-directrice générale pour les sciences exactes et naturelles de l’Unesco, un poste décroché avec l’aide de la Suisse officielle. Sur le plan du contenu, elle accède à une dimension inédite: elle ne représente plus seulement les intérêts de la Suisse, mais se retrouve au service de tous les pays membres de l’Unesco. «J’avais le monde entier sur mon bureau», dit-elle. L’agenda de développement fait surgir des thèmes tels que la biodiversité, l’eau, le climat et la transformation numérique.

«Après dix ans à l’étranger, je suis devenue un peu étrangère»

Durant son séjour à Paris, la situation géopolitique se complique: Donald Trump devient président des Etats-Unis, la Chine s’élève en puissance mondiale, la Russie prend un ton plus autoritaire. «En 2014, nos séances étaient encore constructives, se rappelle Flavia Schlegel. A partir de 2018, les fronts se sont durcis.» Elle observe une désolidarisation et une polarisation accrues. Flavia Schlegel est rentrée au pays en 2019 et travaille depuis comme conseillère indépendante pour des universités, des autorités et des ONG.

«Après dix ans à l’étranger, je suis devenue un peu étrangère», constate-t-elle. Fille d’une Italienne, elle se sent avant tout Suisse: «Je me vois en premier lieu comme une citoyenne, plutôt européenne. J’ai été marquée par la musique et la littérature européennes.» Elle ajoute apprécier vivre dans un pays où la démocratie fonctionne «plus ou moins». «Je suis heureuse de m’être trouvée en Suisse pendant la pandémie, affirme-t-elle. J’étais reconnaissante de pouvoir continuer à faire du jogging.»

Apprendre encore à jouer au hackbrett

L’immobilisme n’est pas une option: «Ce qui me motive, c’est l’intérêt pour les nouvelles connaissances, pour une conception de la vie qui porte haut la justice et l’égalité et ne mise pas que sur des solutions technologiques», explique Flavia Schlegel, qui se décrit comme une «lectrice en parallèle». En effet, plusieurs livres reposent sur sa table de chevet: «La Nature contre le capital», le manifeste écologique et communiste de l’auteur à succès japonais Kohei Saito, «Why fish don’t exist» de Lulu Miller – mélange d’(auto)biographie, de philosophie et de psychologie, ou, selon ses propres termes: «De la littérature qui traite de la vie et de la connaissance scientifique.» Même dans la pittoresque ville de Berne, où la vue porte jusqu’aux montagnes qu’elle aime tant, les défis la tentent toujours. «J’apprends à jouer du hackbrett, dont le son et l’histoire me fascinent», dit-elle, avant d’évoquer le nombre de cultures où l’instrument est présent. «C’est une expérience esthétique.»