Dossier: Aux confins du cerveau
Dans les tréfonds cérébraux
Une électrode placée dans le cerveau aide les personnes gravement dépressives pour qui ne reste plus d’autre solution de traitement. Mais le passé peu glorieux de la psychochirurgie freine encore son acceptation.
En psychiatrie, l’intervention chirurgicale est un sujet très sensible. Et ce, à cause des médecins qui, jusque dans les années 1970, pratiquaient des lobotomies sur des malades psychiques. Des méthodes alors peu reluisantes: certains enfonçaient des pics à glace dans l’orbite de personnes traitées, détruisant ainsi leurs tissus cérébraux. D’autres introduisaient un fil métallique à travers un trou percé dans le crâne des malades afin de sectionner les voies nerveuses dans le lobe frontal. Car, selon le médecin portugais António Moniz, celles-ci étaient responsables des délires caractéristiques de ces personnes.
Il a même reçu le prix Nobel 1949 de physiologie ou médecine pour sa méthode, bien que certaines des personnes traitées y aient perdu une partie de leur personnalité et de leur intelligence. Lorsque la dangerosité de la lobotomie est devenue plus évidente, l’enthousiasme pour la technique s’est envolé aussi vite qu’il était apparu.
Ce sombre chapitre fut clos. Ou pas complètement. Car ce passé peu louable est en partie responsable du scepticisme qui règne toujours à l’égard de la psychochirurgie. Et ce, bien que la méthode actuelle, la stimulation cérébrale profonde (SCP), fonctionne tout autrement. Contrôlée par imagerie par résonance magnétique (IRM), une électrode est implantée dans le cerveau. Elle ressemble à une aiguille à tricoter d’un millimètre de diamètre. En son extrémité, elle génère un champ électrique, destiné à corriger les fonctions cérébrales défaillantes.
Il est en effet désormais acquis que le système de récompense du cerveau est perturbé chez les personnes dépressives. C’est lui qui contrôle la sécrétion de dopamine, l’hormone responsable de l’humeur et de la motivation, dans le cerveau. «Nous supposons que les personnes gravement déprimées perçoivent les récompenses déclenchées par les hormones, mais qu’elles ne sont pas en mesure de traiter ces informations», note Thomas Schläpfer, responsable du service de psychiatrie biologique interventionnelle à la clinique universitaire de Fribourg (D). Contrairement aux gens en bonne santé qui se sentent bien après avoir accompli une tâche, mangé quelque chose de bon ou reçu des félicitations, rien de tel ne se passe chez les personnes en grave dépression.
Etabli pour la maladie de Parkinson
En Europe, Thomas Schläpfer est celui avec le plus d’expérience en matière de SCP pour les maladies psychiques. Avec son équipe, il étudie les processus cérébraux à l’aide de méthodes IRM et mène des études cliniques avec des personnes en dépression grave. Il a ainsi découvert que chez celles-ci, la structure de la voie de signalisation la plus importante du circuit de la récompense, le faisceau médian du cerveau antérieur, était plus marquée que chez les sujets sains. On sait aussi qu’une région de la taille d’une noisette, au centre du cerveau, le noyau accumbens, est fortement liée à la motivation et à l’impulsion. Les électrodes sont placées dans ces parties du cerveau pour en moduler l’activité électrique.
La méthode n’en est toutefois qu’à ses débuts. Seules quelques centaines de personnes ont été opérées à ce jour dans le monde. Des personnes malades pendant des années, qui ont épuisé toutes les thérapies sans y trouver de soulagement: psychothérapie, médicaments, électroconvulsivothérapie (ECT) – qui consiste à délivrer des chocs électriques dans le cerveau sous narcose –, rien n’a pu les aider. En Suisse, des équipes de l’Hôpital de l’Ile à Berne et de l’Hôpital universitaire de Zurich traitent chaque année une ou deux personnes touchées. «La méthode est encore mal documentée scientifiquement», note Thomas Schläpfer. Il n’existe que peu d’études cliniques, avec un nombre très réduit de malades qui y participent.
Depuis une dizaine d’années pourtant, la même méthode est un traitement standard de la maladie de Parkinson et d’autres affections neurologiques provoquant des tremblements. Elle contribue alors à soulager les trémulations et les raidissements musculaires. Des centaines de milliers de personnes ont déjà profité de la SCP dans le monde.
En Suisse, l’équipe de neurochirurgie de l’Hôpital de l’Ile opère chaque année une soixantaine de ces personnes, celle de l’Hôpital universitaire de Zurich une centaine. Lors de l’intervention, deux électrodes sont implantées, non pas dans le circuit de la récompense comme en cas de dépression, mais dans la région des ganglions de la base, responsable de la coordination des mouvements du corps par la motricité fine. Pour le reste, la méthode d’intervention est identique.
Intervention en état d’éveil
Dans un premier temps, la région cible est identifiée chez tous les malades à l’aide d’une image IRM à haute résolution. Afin de placer précisément les électrodes, les chirurgiennes et chirurgiens utilisent un cadre stéréotaxique. Ce demi-cercle en métal est vissé sur la tête de la personne opérée. Il permet de contrôler l’angle et la profondeur des électrodes, implantées à travers un trou d’un diamètre d’une pièce de 2 francs, effectué dans le crâne. Les électrodes traversent pour l’essentiel la substance blanche du cerveau, exempte de cellules cérébrales.
Selon le cas, la procédure s’effectue sous anesthésie locale ou à l’état éveillé. «Nous y préparons bien les malades et les suivons de près pendant l’intervention», note Christian Baumann, médecin-chef de la clinique de neurologie de l’Hôpital universitaire de Zurich. L’avantage: en état d’éveil, il est simple de trouver les bons réglages individuels du courant électrique. «Le résultat se voit immédiatement dans le cas du Parkinson», dit-il. Avec des impulsions bien ajustées, le corps réagit tout de suite: les tremblements s’atténuent ou disparaissent, les muscles se détendent. La dernière étape de l’opération consiste à relier les électrodes par un câble sous-cutané à un stimulateur électrique, implanté en général sous la clavicule, sous narcose complète cette fois-ci.
Près de 85% des personnes atteintes de la maladie de Parkinson prises en charge à Zurich constatent une nette diminution de leurs symptômes après l’intervention. Laquelle aide également les autres personnes traitées, mais dans une moindre mesure. Chez les personnes en dépression, l’effet immédiat de la stimulation est moins évident pendant l’opération. Certes, certaines constatent un changement instantané, décrivant par exemple la manière dont elles se sentent soulagées d’un poids mental. Ce ressenti n’est toutefois pas un indicateur de succès à long terme. «Même les personnes qui n’ont pas vécu un tel moment pendant l’intervention se sentent nettement mieux après deux mois de SCP», note Sebastian Walther, directeur de la clinique de neurosciences psychiatriques à l’Hôpital de l’Ile à Berne. C’est pourquoi, depuis deux ans, les opérations y sont pratiquées sous anesthésie générale. «C’est plus agréable pour les personnes concernées», précise-t-il. Les impulsions électriques sont réglées une semaine après.
Les préjugés bloquent le développement
L’amélioration des symptômes après l’opération est aussi plus complexe en cas de dépression. Dans une étude clinique en cours, l’équipe de Thomas Schläpfer a constaté que seules deux personnes opérées sur 50 ont réagi à la SCP. Beaucoup vont nettement mieux, ne sont plus suicidaires, se sentent moins malheureuses et ont plus d’élan avec une qualité de vie bien différente d’avant. Toutefois, les personnes opérées ne sont pas guéries et ont en général encore besoin de psychothérapie et de médicaments. A noter cependant: rien n’avait pu les aider auparavant. Les 50 sujets de l’étude vont maintenant être suivis pendant plusieurs années afin de collecter des données sur les effets à long terme.
Ce n’est pas un hasard si les travaux consacrés à la SCP impliquant des personnes souffrant de maladies psychiques sont si rares. Thomas Schläpfer insiste en effet sur leur complexité. A elles seules, les interventions chirurgicales nécessitent énormément de temps et de personnel. S’y ajoutent l’examen préliminaire par imagerie et l’établissement du dossier médical. Enfin, le suivi des sujets de l’étude est également intensif, précisément parce que ces personnes vont mal. «Avec mon équipe de dix personnes, nous pouvons tout juste mener à bien l’étude avec les 50 patientes et patients», note le scientifique. Il serait impossible d’en faire plus.
Les études menées jusqu’à présent comptaient généralement moins de 20 individus. Selon Thomas Schläpfer, ce petit nombre est aussi dû aux préjugés envers la méthode. «Nous peinons toujours à trouver des volontaires, car les thérapeutes déconseillent à leurs patientes et patients de participer.» Il a souvent constaté que ces professionnels, mal informés, considéraient la SCP comme dangereuse. Selon l’Hôpital universitaire de Zurich, celle-ci a pourtant l’un des taux de complication les plus faibles en neurochirurgie. De plus, «les personnes traitées ont moins d’effets secondaires qu’avec des antidépresseurs», ajoute Thomas Schläpfer. Il souhaite donc que les thérapeutes surmontent leurs réticences.
Aux services psychiatriques universitaires de Berne, la médecin en cheffe Daniela Hubl rencontre également la stigmatisation des traitements psychiatriques autres que médicamenteux. «Certaines personnes ont beaucoup de peine à comprendre que l’on traite une maladie psychique directement dans le cerveau alors même que les psychotropes agissent aussi sur celui-ci», note-t-elle. Une chose est sûre toutefois: plus un traitement est invasif et plus il doit être utilisé avec prudence. Car même si on peut éteindre les électrodes de la stimulation cérébrale profonde, elles restent implantées à jamais. C’est pourquoi la méthode n’est admise que pour les personnes qui ne peuvent sortir de leur grave dépression par d’autres thérapies.