Dossier: Dans l’espace virtuel
A propos des limites d’étendues infinies
Nous passons plus de temps que jamais dans l’espace virtuel. Le plus souvent malgré nous. Qu’est-ce que cela provoque en nous?
Ces derniers mois ont clairement montré qu’il était aussi possible de prendre des décisions fermes lorsqu’un protagoniste se trouve à Genève et l’autre à San Jose. Que nous pouvons ressentir de l’affection même lorsque l’écran se fige entre nous deux. Naturellement, nous avons toujours la nostalgie d’un quotidien émaillé de rencontres personnelles. La force de ce désir dépend toutefois fortement de notre personnalité et de notre situation de travail, selon Dominique de Quervain de l’Université de Bâle. Professeur de neurosciences cognitives, il a sondé à plusieurs reprises le moral des Suisses depuis le début de la pandémie. Selon lui, l’influence des nombreuses heures passées en télétravail sur la santé psychique n’est pas clairement mesurable: «Certains sont plus à l’aise dans la solitude de leur mansarde que dans un bureau en espace ouvert. D’autres souffrent grandement de l’absence de contacts sociaux.»
A l’Université de Bâle, la sociologue Helene Thaa s’intéresse à l’aliénation numérique et à l’appropriation du travail. Dans les entretiens qu’elle mène sur ces thèmes, elle constate que la distance physique avec l’entreprise n’entame généralement pas la conviction d’y contribuer de manière précieuse. «Mes interlocuteurs sont toutefois des spécialistes recherchés, comme des programmeurs ou des professionnels en gestion de projet ou du changement, qui peuvent négocier des conditions favorables et travailler de manière autonome.»
Voir son propre visage pendant des heures
De prime abord, les rencontres professionnelles en ligne ne sont pas très différentes des rencontres physiques. Toutefois, quiconque passe quotidiennement de nombreuses heures en vidéoconférence pourrait avoir un avis contraire. D’ailleurs, une expression a été inventée pour désigner la fatigue qu’entraîne la nouvelle réalité: la Zoom fatigue. Jeremy Bailenson, professeur en sciences de la communication et fondateur du Virtual Human Interaction Lab à l’Université Stanford, a tenté d’identifier les causes possibles.
Premièrement, nous communiquons sur Zoom et Cie d’une manière réservée en principe aux échanges avec nos proches, écrit le psychologue des médias dans Technology, Mind and Behavior. En effet, les visages à l’écran sont bien trop proches, le regard porte trop longtemps sur nous. Le spécialiste compare la situation avec une rame de métro pleine à craquer, où tous les voyageurs nous fixeraient: dans une telle posture, nous détournerions automatiquement le regard.
Deuxièmement: lors de rencontres en direct, nous recevons et envoyons de nombreux signaux non verbaux, généralement sans effort et sans aucune intervention consciente. Par contre, lorsque nous sommes en ligne, il nous est impossible de savoir, par exemple à l’aide de la posture ou des mouvements du corps, si quelqu’un nous approuve ou non. D’autres signaux deviennent d’autant plus importants: le langage, les mimiques ou les gestes. Jeremy Bailenson relève que nous parlons plus fort et hochons la tête plus vivement lors des entretiens en vidéo. De nombreux signaux non verbaux ont par ailleurs une signification différente lors des échanges physiques que lors d’une visioconférence. Nous pensons ainsi qu’une collègue qui lance de longs regards de côté souhaite communiquer silencieusement une information à son voisin alors qu’elle jette peut-être simplement un coup d’oeil à son agenda électronique. Nous connaissons bien sûr ce genre de réactions automatiques. Mais ajuster sans cesse la première impression au nouveau média demande de l’énergie.
Troisièmement, nous nous retrouvons plus fréquemment dans une situation qui était, à ce jour, réservée aux danseurs de ballet ou aux propriétaires d’une galerie des glaces: chaque jour, nous voyons notre propre image reflétée pendant des heures, ce qui peut mener à l’autocritique permanente et provoquer un certain stress, selon Jeremy Bailenson. Enfin, les séances en ligne nous empêchent non seulement de faire de longues promenades, mais aussi de bouger, ne serait-ce que pour effectuer quelques pas dans la salle de réunion.
Lors d’une discussion personnelle ou au téléphone, nous faisons toute une série de choses en même temps: nous nous étirons, faisons cuire l’eau pour les pâtes sans que notre concentration en souffre. Au contraire. Selon le spécialiste, celui qui bouge, ne serait-ce qu’en marchant dans la salle de réunion, est souvent plus performant et créatif que celui qui reste vissé sur sa chaise.
De manière générale, il peut sembler plus facile de soigner les relations existantes que de nouer de nouveaux contacts dans l’espace virtuel. Dans un sondage réalisé auprès de 180 psychiatres zurichois, la majorité indique que les entretiens thérapeutiques peuvent facilement être transférés en ligne à titre provisoire, rapporte Anke Maatz, médecin-chef à la clinique psychiatrique universitaire de Zurich, qui y met toutefois une condition: «La relation thérapeutique doit déjà être établie.» Avec trois confrères des domaines de la psychologie et de la linguistique de Juin 2021 19 l’interaction, elle tente d’évaluer l’importance de la présence physique pour la psychothérapie. «La majorité des praticiens interrogés jugent les séances virtuelles inappropriées pour un premier entretien.»
Cornelia Diethelm, directrice de la filière d’éthique numérique à la Haute Ecole d’économie de Zurich, observe également que, «dans une classe, les liens s’établissent plus lentement lorsqu’on se rencontre uniquement en ligne dès le départ. Les étudiants restent alors relativement longtemps des individus qui se connectent pour suivre un cours avant de disparaître de nouveau.»
C’est pourquoi les tentatives pour faire naître une ambiance d’apéro par écrans interposés sont également laborieuses. «S’asseoir devant son écran avec une flûte de prosecco ne suffit pas», constate Klaus Marek. Au département de design et d’art de la Haute Ecole de Lucerne, il s’intéresse à la manière d’aménager les espaces virtuels pour s’y sentir à l’aise. Dans les offres de réseaux dématérialisés, c’est généralement l’organisateur qui décide qui rencontre qui, par exemple dans les «breakout rooms». Selon le directeur de la filière Spatial Design, des programmes tels que Gather Town conviendraient mieux. En effet, chacun y dispose en plus d’un petit avatar, qui peut être placé comme une figurine de jeu dans des environnements différents, aménagés individuellement. Pour permettre de s’orienter intuitivement dans la pièce, les voix des autres participants sont plus ou moins fortes selon la distance à laquelle ils se trouvent.
Néanmoins, même les meilleurs outils ne remplacent pas la forêt ou les rives du lac, un arrêt de tram ou une cage d’escalier, une discothèque ou la caisse du supermarché. En ligne, il manque ces lieux intermédiaires qui rendent les rencontres fortuites possibles, un espace public qui ne dicte pas quelles personnes nous rencontrons et comment. Car les contacts apparemment insignifiants sont aussi un facteur de bien-être et contribuent même fortement à la cohésion sociale. Les deux psychologues canadiennes Gillian Sandstrom et Elizabeth Dunn avaient ainsi découvert, il y a quelques années, que les clients qui s’entretenaient rapidement avec les baristas au moment d’acheter leur cappuccino à l’emporter sortaient de bien meilleure humeur du café que ceux qui se contentaient de passer leur commande. Un sentiment d’appartenance semblait aussi contribuer à la satisfaction.
Aller à Auschwitz grâce aux lunettes VR
Inversement, nous pouvons désormais nous rendre virtuellement dans des lieux inaccessibles, soit parce qu’ils ont disparu ou n’ont jamais existé, soit parce qu’ils sont trop dangereux ou simplement interdits. La réalité virtuelle permet de marcher sur Mars ou de traverser un abattoir. Le concepteur, Klaus Marek, y voit une chance, en particulier pour les musées. Les visites guidées virtuelles permettent à un large public d’admirer des objets fragiles sans risquer de les endommager. Des villes entières peuvent renaître de leurs ruines. Néanmoins, l’expérience a aussi ses limites: un studio italien propose depuis 2017 une approche des horreurs d’Auschwitz à travers des lunettes VR. L’offre a déclenché des discussions. Il serait présomptueux de croire qu’il suffit de se glisser virtuellement dans la peau d’une victime pour comprendre sa souffrance, estime l’éthicien des médias Thilo Hagendorff, qui mène des recherches à l’Université de Tübingen. «Après tout, on est toujours conscient qu’il suffit d’enlever ses lunettes pour que l’horreur prenne fin.» Le ressenti dans l’espace virtuel peut toutefois être bien réel. En 2002 déjà, une équipe de chercheurs de l’Université de Caroline du Nord avait démontré qu’il suffisait de regarder dans une fosse virtuelle depuis un poste d’observation surélevé de seulement quelques centimètres pour que le rythme cardiaque s’accélère. Parfois, l’expérience virtuelle a même des effets durables, comme l’a démontré une étude menée en 2013 à l’Université de Barcelone: des sujets féminins blancs représentés par des avatars noirs dans l’espace virtuel avaient moins de préjugés après l’expérience. Ces dernières années, Dominique de Quervain a développé plusieurs applications de réalité virtuelle pour traiter les phobies. «Bien que la thérapie de confrontation classique soit réputée très efficace, elle est rarement utilisée», explique le scientifique. Se procurer quelques mygales ou remplir une salle de séminaire de public demande beaucoup d’efforts au thérapeute. Sans compter qu’il est très difficile pour les patients phobiques de se mettre volontairement dans une situation qu’ils évitent en général à tout prix. «Dans l’espace virtuel, en revanche, un stimulus peut être présenté de manière à ne pas éprouver excessivement le patient.»
Perception aiguisée
La pandémie a servi de catalyseur au télétravail et aux réunions en ligne et a balayé les réticences. «Ces derniers mois, nous avons aiguisé notre capacité à percevoir où notre présence physique est cruciale – et où nous pouvons facilement nous en passer», explique ainsi la professeure et entrepreneuse Cornelia Diethelm. «A l’avenir, il faudra probablement plus de travail de persuasion à qui fait la promotion d’une conférence sur place uniquement avec une brochette de conférenciers.» En même temps, il est devenu évident que les pauses-café n’étaient pas que du temps perdu. Et on est en droit de remettre en question une nouvelle habitude: les échanges à distance ne doivent pas forcément tous se dérouler sous forme de réunions en vidéo. On peut toujours téléphoner ou écrire un courriel.
Malgré toutes les adaptations qu’implique la navigation dans les auditoires virtuels: désormais seule une part assez restreinte de la population doit contempler chaque jour ses cernes à l’écran pendant des heures. La majorité, en revanche, les chauffeurs de bus, les infirmières ou le personnel des supermarchés, passent encore une grosse partie de leur journée de travail dans le monde physique.