Dossier: Diversité dans les hautes écoles
La diversité de la diversité
Une plainte pour racisme inversé contre une université américaine a mis le feu aux poudres du mouvement moderne en faveur de la diversité dans les hautes écoles. Son histoire et son interprétation sont aussi variées que les objectifs visés en son nom. Tour d’horizon.
Ingénieur et vétéran de la guerre du Vietnam de 34 ans, Allan Bakke s’était inscrit à l’Université de Californie pour y suivre des études de médecine. L’institution rejeta sa candidature en 1973 et en 1974, le jugeant trop âgé. Ce Californien blanc y vit plutôt une injustice, puisqu’il avait une meilleure moyenne que quelques-uns de ses concurrents afro-américains qui, eux, furent admis. L’établissement avait en effet introduit une règle voulant que 16 places sur 100 soient réservées à des étudiants issus de minorités.
Dans son recours, Allan Bakke ne mentionna pas son âge. Mais il pointa du doigt le quota pour les minorités, dont il estimait qu’il réduisait ses chances d’être admis. Ces programmes dits d’action positive ne seraient pas ancrés dans la Constitution.
Sa plainte était finalement arrivée à la Cour suprême américaine en 1978. Celle-ci décida qu’il devait être autorisé à étudier. Mais en même temps, les juges insistèrent sur la nécessité de ces programmes destinés à lutter contre les inégalités («affirmative action», ou discrimination positive). C’est pourquoi ce jugement est considéré comme une étape majeure de l’histoire de la diversité dans les hautes écoles et la recherche.
«Diversitas» esthétique dans la Rome antique
Il est grand temps de s’intéresser de près à la notion de diversité puisque les appels à la promouvoir se renforcent et s’affirment depuis quelques décennies. Synonyme de différence, ou de variété, cette notion a une longue histoire, présente différents niveaux de signification et se retrouve dans des contextes multiples. Il en était déjà ainsi avant que son importance ne marque les débats politiques et sociaux.
Dans l’Antiquité, on était déjà d’avis que la diversité («diversitas», en latin) était une valeur positive, dont il fallait encourager l’épanouissement. Dans la culture romaine surtout, elle représentait une catégorie esthétique importante. Le vaste empire était lui-même une riche mosaïque, dont la religion polythéisteétait aussi source de cette variété que l’on souhaitait illustrer. Malgré le passage au monothéisme, même les auteurs chrétiens comme Augustin ont repris cette pensée. Il s’agissait dès lors de louer Dieu «pour la diversité des apparitions du monde qu’il avait créé», écrit le philosophe et biologiste allemand Georg Toepfer dans son ouvrage sur l’histoire des définitions de la diversité («Bemerkungen zur Begriffsgeschichte der Diversität»). Selon lui, ce contexte positif a contribué à ce que la diversité puisse évoluer vers une notion importante pour la politique sociale du XXe siècle.
Dans les années 1970, les événements politiques attisent le débat sur la diversité, ce qui contribue à réunir les exigences de divers groupements sous un terme générique. Comme le montre l’exemple de la Cour suprême américaine, on y trouvait la lutte des citoyens afro-américains pour l’égalité des droits aux Etats-Unis, mais aussi la revendication pour les droits des femmes, et ce, dans le monde entier. Même si ces dernières ont théoriquement pu étudier dans les universités suisses dès les années 1860, les reve dications en matière d’égalité ou de diversité restent actuelles dans le contexte des carrières académiques. Les «expériences du totalitarisme du XXe siècle» et la «peur de soi-même» en résultant auraient, toujours selon Georg Toepfer, stimulé les débats dans la recherche et les hautes écoles ces trente dernières années. Tout comme la «pensée pluraliste de la philosophie postmoderne», qui ne permet plus d’expliquer le monde à l’aide d’un grand récit général, mais offre de nombreuses perspectives.
Il existe cependant un niveau plus important encore: en biologie, la diversité est une catégorie essentielle. Depuis la signature de la Convention sur la diversité biologique à Rio en 1992, la biodiversité est devenue «un mot d’ordre important dans les débats publics», comme le constate le philosophe allemand Thomas Kirchhoff (dans «Diversität als Kategorie, Befund und Norm»). Les objectifs ne sont cependant pas tout à fait les mêmes: ici, il s’agit de conserver une diversité existante. Dans le débat politique et social, la revendication est au contraire de refléter la diversité présente dans la société dans les contenus et les structures. Malgré cela, le mouvement connoté positivement en faveur de la biodiversité aurait, selon Georg Toepfer, favorisé le débat sur ce thème dans les hautes écoles: la perte de diversité de la flore et de la faune étant considérée comme décisive, son importance dans d’autres contextes est reconnue.
Davantage de gens, plus de perspectives
Le fait que la diversité soit difficile à définir et qu’elle puisse s’inscrire dans différentes revendications n’a pas nui au succès du concept et l’a probablement même servi. Dans le contexte scientifique, la notion compte en effet aussi plusieurs niveaux. Elle vise, d’une part, à diversifier la communauté des chercheurs, autrement dit à faire en sorte qu’elle intègre des personnes d’origines aussi variées que possible. Et concerne, d’autre part, les sujets de recherche: l’éventail des questions auxquelles tentent de répondre les chercheurs doit aussi être élargi. Sans oublier l’accès aux hautes écoles, qui reste l’une des revendications les plus importantes et l’étincelle à l’origine de débats.
Le genre, les origines sociales et ethniques, l’âge, l’orientation sexuelle, d’éventuels handicaps physiques et la provenance géographique sont aujourd’hui autant d’aspects qui marquent les débats sur la diversité. «La Suisse a surtout du retard en matière d’origine sociale », affirme la sociologue Gaële Goastellec de l’Université de Lausanne, qui explore le sujet. «L’éducation des parents joue toujours un trop grand rôle quand il s’agit de déterminer quels enfants vont au gymnase puis dans les hautes écoles.» Chez les filles, ce facteur a même davantage de poids que chez leurs camarades masculins. Un phénomène que l’on retrouve dans tous les pays européens, sauf en Finlande.
L’égalité des sexes est pourtant la revendication qui suscite le plus de reconnaissance dans le débat sur la diversité. En décembre 2020, l’UE a annoncé que, dans le cadre de son programme de recherche Horizon, le genre devrait à l’avenir être pris en compte dans la composition des équipes et comme catégorie au sein du projet de recherche. Un groupe d’experts dirigé par l’historienne des sciences Londa Schiebinger de l’Institut de recherche sur les genres à l’Université Stanford avait rédigé un rapport sur ce thème à l’intention de l’UE. Il s’agissait avant tout de montrer comment le fait de mêler aux recherches le genre (ou le sexe social) et le sexe biologique, et donc un regard pluriel, pouvait profiter à tous.
Londa Schiebinger cite en exemple le destin des tortues marines de la Grande barrière de corail australienne. Comme ce sont les températures qui décident du sexe de leurs petits, elles produisent plus de femelles lorsqu’il fait chaud. Une étude australienne a ainsi pu montrer les changements climatiques sur la base de la répartition des sexes de ces animaux. Quant aux travaux de recherche sur les conséquences de la technologie, qui tiennent compte de catégories comme le genre ou l’ethnie, ils ont révélé que les algorithmes n’agissaient pas détachés de toute valeur, mais qu’ils reflétaient les stéréotypes sociaux. En médecine aussi, le sexe et l’ethnie sont des catégories importantes: les médicaments agissent en partie différemment chez les femmes, et l’origine ethnique est probablement l’un des facteurs qui déterminent la gravité d’une infection par le Covid-19. D’ailleurs, les hommes aussi profitent d’une prise en compte du sexe dans le domaine médical. Longtemps, on a cru que l’ostéoporose était une faiblesse osseuse touchant surtout les femmes, alors qu’elle peut aussi toucher gravement des patients âgés.
Enrichissement à potentiel de conflits
L’idée que des équipes faisant la part belle à la diversité livrent de meilleurs résultats s’est tout d’abord imposée dans le monde économique. «Elle s’est ensuite aussi répandue dans l’univers scientifique», affirme Benedetto Lepori, professeur de sciences de la communication à l’Université de la Suisse italienne, qui analyse la diversité dans les hautes écoles. Le philosophe Georg Toepfer constate pour sa part qu’en misant sur la diversité, les entreprises visent avant tout à accroître leur performance économique. «Des personnes d’horizons différents apportent une diversité d’opinions, de perspectives et d’expériences», explique Renate Schubert, professeure d’économie nationale et déléguée à l’égalité des chances à ETH Zurich. Selon elle, c’est une source d’enrichissement et cela améliore les résultats pour tous. Le processus s’accompagne cependant souvent de surcoûts. «Dans les équipes mixtes, les conflits ont tendance à être plus nombreux», dit-elle encore. Ce qui n’est pas surprenant, ni problématique lorsqu’on engage des ressources appropriées pour les désamorcer et les exploiter de manière productive. «De tels investissements sont rentables dans tous les cas.»
De nombreuses études ont déjà montré ces liens, dont une analyse de plus de 9 millions d’articles publiés dans Nature Communications en 2018. Les auteurs attestent entre autres que les équipes diversifiées déploient un impact plus important et sont citées plus souvent (+10%). Et une analyse des thèses américaines entre 1977 et 2015, publiée l’an dernier dans le PNAS, a démontré que les «groupes sous-représentés» ont atteint un plus grand potentiel d’innovation avec leur travail pendant cette période. Benedetto Lepori est ainsi convaincu que «beaucoup plus d’idées nouvelles et d’approches créatives émergent avec des équipes diversifiées.»
Comme Gaële Goastellec, Benedetto Lepori estime que la Suisse a surtout du retard en matière d’accès à la formation. Un rapport du Conseil suisse de la science de 2018 le confirme: les enfants de parents avec une formation académique ont sept fois plus de chances de décrocher la maturité que ceux de parents sans une telle formation. Même la prétendue perméabilité après l’école secondaire profiterait le plus souvent aux enfants de parents plus instruits.
La création des hautes écoles spécialisées a bien entraîné une certaine diversification et une démocratisation dans ce contexte, consent Benedetto Lepori. Aussi, la voie académique est-elle d’accès plus aisé qu’avant pour qui a achevé une formation professionnelle. Il estime toutefois qu’il faut davantage d’efforts. Les solutions peu attractives de prime abord devraient aussi être repensées, comme des frais d’écolage échelonnés en fonction du revenu. «Je ne dis pas que ce serait la solution idéale, mais actuellement, ce sont surtout les enfants de parents bien instruits qui bénéficient d’une formation gratuite financée avec l’argent des contribuables.»
Et Allan Bakke? Après le verdict de la Cour suprême, il s’est lancé en 1978 dans ses études de médecine, à l’âge de 38 ans et a obtenu une aide financière des tribunaux. Ses études terminées, il a travaillé comme anesthésiste à la clinique Mayo. Théoriquement, une telle entrée de carrière tardive serait possible en Suisse également.