Cette partie de paravent (XVIIIe et XIXe) a été restaurée par le Musée historique de Lausanne sous la direction du conservateur Claude-Alain Künzi. | Photo: Musée historique de Lausanne
De riches commerçants plongés dans leur lecture, de nobles courtisanes rédigeant un poème: cette scène japonaise immortalisée sur le panneau bleu et doré du haut évoque en filigrane une culture qui fait la part belle à la sensualité et à l’esprit. Et effectivement, la bourgeoisie européenne des XVIIIe et XIXe siècles se passionnait pour le Japon et la Chine, ces destinations exotiques dont de vastes territoires échappaient non seulement à l’impérialisme du Vieux-Continent, mais aussi aux visiteurs venus d’Occident. L’artisanat d’Extrême-Orient éveillait également des intérêts financiers: les commerçants flairaient les bonnes affaires que promettaient les techniques, les styles et les motifs d’artistes inconnus. Les imitations sont devenues monnaie courante, sans parvenir toutefois à se hisser à la hauteur des originaux d’Asie du Sud-Est. Le panneau noir du bas est un exemple d’une telle imitation.
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Une imitation en guise de dialogue
La partie inférieure noire et brillante n’a été ajoutée au paravent qu’au XIXe siècle en Europe. Les artisans du Vieux-Continent ont tenté de copier les matières et les motifs, un style appelé «chinoiserie». «Ici, ils ont essayé d’imiter l’aspect de la laque», constate Noémie Etienne, professeure d’histoire de l’art à l’Université de Berne, «car elle provient du vernis du Japon, un arbre qui ne pousse pas en Europe». Il s’agit d’une imitation particulièrement intéressante pour les chercheurs: «Avec le paravent, on voit qu’un objet peut passer entre de nombreuses mains et en garder les traces. Les artisans européens sont entrés ici en dialogue avec les artisans japonais.» D’ailleurs, le style africain n’a jamais été imité pour le marché du Vieux-Continent, mais uniquement pour le marché local. «Les Européens ne voulaient pas de marchandises venues d’Afrique», explique Chonja Lee. Ce qui montre un regard dédaigneux sur les colonies, mais une vision admirative des lointaines contrées asiatiques.
Personnages délicats sur papier épais
Les personnages qui se divertissent ont été réalisés en utilisant la technique japonaise traditionnelle de patchwork appelée «oshie». Des motifs représentant des personnages, des animaux, des fleurs et des paysages sont découpés dans du papier épais, recouvert d’un fin tissu. Les détails comme les visages sont dessinés au pinceau et à l’encre. Les personnages portent ici des kimonos et des coiffures typiques du style japonais du début du XVIIIe siècle, comme l’explique Hans Bjarne Thomsen – une indication claire de l’époque à laquelle le paravent a été réalisé.
Matériaux trop nobles pour l’Europe
Au XVIIIe siècle déjà, le Japon produisait des objets artisanaux spécialement pour le marché occidental. Les commerçants lisant et les courtisanes sur le paravent pourraient s’inscrire dans cette pratique: les plaisirs littéraires étaient considérés comme faisant partie intégrante de la culture japonaise, même si on ne comprenait pas les textes. Malgré ces représentations stéréotypées, ce paravent n’était pas conçu pour l’exportation. Comme l’explique Hans Bjarne Thomsen: montrer des personnes qui lisent et écrivent s’inscrit dans une tradition japonaise séculaire. En outre, les objets réalisés pour l’exportation étaient normalement de moins bonne facture. Ici, les matières sont nobles: de la soie bleue et des fils d’or. «Le paravent réunit une collection exceptionnelle de textiles rares de cette époque.»
La cloison cache l’intérieur des lieux de plaisir
Un paravent peint sur le paravent: l’historien de l’art Hans Bjarne Thomsen de l’Université de Zurich, auquel les conservatrices ont fait appel en tant qu’expert du Japon, explique le contexte de ce doublement: «Dans l’architecture japonaise, les paravents étaient traditionnellement utilisés pour séparer les pièces, car il n’y avait que très peu d’autres meubles.» Ils étaient très prisés dans les quartiers où l’on venait se divertir: «Le paravent en une pièce qui est représenté sur le panneau en haut à gauche cache ce qui se passe à l’intérieur des murs», explique le spécialiste. Cette séparation à l’intérieur du séparateur d’espace est par ailleurs décorée avec un couple de phœnix et un paulownia. Les chrysanthèmes dans le vase à droite symbolisent l’automne. Aujourd’hui encore, les fleurs servent à marquer la saison dans l’artisanat japonais.
Panneau du haut: mondialisation déjà au XVIIIe
Le négociant lausannois Charles Constant de Rebecque apprend à connaître la valeur des objets asiatiques en travaillant pour un importateur hollandais et une compagnie commerciale française, ce qui l’incite rapidement à créer sa propre société. Il se rend donc à Macao, colonie portugaise sur une péninsule chinoise, d’où il fait expédier divers objets à sa sœur en Suisse, dont la partie supérieure de ce paravent retrouvée dans son patrimoine. Il revient au pays en 1793, ses affaires n’étant pas aussi florissantes que prévu. Son exemple montre néanmoins «la dimension mondiale que le commerce en Suisse avait déjà au XVIIIe siècle», explique l’historienne de l’art bernoise et responsable de l’exposition, Chonja Lee.
Un panneau, deux sièclesCe panneau appartient probablement à un paravent asiatique pliable en six parties, conçu comme élément décoratif. Il a été restauré pour l’exposition «Exotic? Regarder l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières» qui a lieu actuellement au Palais de Rumine à Lausanne. Le panneau bleu doré du haut date du XVIIIe siècle, le panneau noir en dessous, du XIXe siècle.
Illustration: Bodara | Photo: Musée historique de Lausanne
L’état du paravent hybride, qui montre à quel point l’Europe des Lumières avait déjà tissé des liens dans le monde entier, a souffert à travers les siècles. Les chercheuses espèrent qu’après l’exposition à Lausanne, qui se prolongera jusqu’à fin février 2021, les autres panneaux pourront aussi être restaurés. Outre les scènes raffinées du Japon et d’Europe, cette pièce qui a beaucoup voyagé contient d’autres histoires cachées des XVIIIe et XIXe siècles: les panneaux ont été remplis de bouts de papier provenant de lettres ou de documents. «A l’époque, le papier était un bien précieux, explique Chonja Lee. Il n’était pas simplement jeté.»
Des objets d’exposition en Suisse avant 1815 déjà
L’exposition lausannoise ne présente que des objets venus d’ailleurs qui se trouvaient déjà en Suisse avant le Congrès de Vienne en 1815. Pour les débusquer, les chercheuses de l’Université de Berne Noémie Etienne, Claire Brizon et Chonja Lee ont fouillé minutieusement les dépôts de tous les musées du pays. Comme Charles Constant de Rebecque est revenu de Chine en 1793 et que personne de sa famille ne s’est rendu dans ce pays, et que, de plus, il mentionne le paravent dans une lettre à sa sœur, il remplit ce critère. «De tels exemples nous révèlent la biographie des objets: ils voyagent, sont modifiés et transforment simultanément la culture matérielle de la Suisse», explique Claire Brizon.