méthodes combinées
Combiner les approches enrichit les connaissances
Les méthodes de recherche qualitative et quantitative sont populaires en sciences sociales. Comment elles concilient ce qui semble inconciliable et séduisent ainsi lors d’appels de fonds.
Depuis des décennies, le monde des sciences sociales se dispute pour savoir lesquelles parmi les méthodes de recherche qualitative ou quantitative sont les meilleures. En termes simples, les chercheurs qualitatifs se demandent «pourquoi» et veulent comprendre le comportement humain et le contexte social dans les détails. Lorsqu’il s’agit du thème du désir d’enfant, ils vont par exemple s’interroger sur la raison pour laquelle quelqu’un souhaite procréer. Les adeptes des méthodes quantitatives misent pour leur part sur des valeurs mesurables afin de déterminer l’ampleur d’un phénomène. Ils s’intéressent par exemple au pourcentage de la population souhaitant avoir des enfants.
Les deux approches ont leurs avantages et leurs inconvénients. Ceux qui critiquent la recherche quantitative lui reprochent d’utiliser des méthodes standardisées trop rigides, qui ne tiennent pas compte des différences et schémas explicatifs individuels. Inversement, l’approche qualitative est souvent critiquée comme peu représentative, trop subjective, voire non scientifique.
Plus de chances avec la mixité
La combinaison de procédés qualitatifs et quantitatifs dans un même projet de recherche tente justement de combler ce fossé. «Depuis quelques années, les méthodes mixtes sont de plus en plus utilisées», constate Manfred Max Bergman, professeur en recherche sociale et en méthodologie à l’Université de Bâle. La distribution des moyens financiers n’y est pas étrangère. «Du point de vue de la politique de la recherche, les méthodes mixtes sont censées réconcilier les deux camps», explique celui qui est aussi membre du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse. Souvent, les experts apprécient les demandes de projets dans lesquels les deux approches se complètent. Stefan Huber, directeur de l’Institut pour la recherche empirique sur les religions de l’Université de Berne, en a fait l’expérience. «Les demandes intégrant les deux méthodes ont de meilleures chances d’être acceptées», dit-il.
La popularité des méthodes mixtes ne s’explique cependant pas seulement par des motifs financiers: «Elles peuvent aussi livrer des résultats de recherche pertinents et mieux refléter la complexité des systèmes», affirme Manfred Max Bergman, qui a publié divers articles et ouvrages sur le sujet. Les résultats d’observations ou d’interviews peuvent ainsi servir à élaborer une hypothèse vérifiable par la suite au moyen d’un relevé statistique. A l’inverse, les résultats de recherches quantitatives peuvent être approfondis en sélectionnant et en interrogeant plus en détail quelques-uns des sujets d’une grande étude longitudinale.
Taux d’occupation des jeunes hommes et femmes
En Suisse, environ 6000 jeunes adultes sont accompagnés dans leur transition vers la vie professionnelle et adulte. Un échantillon aléatoire de personnes, prélevé parmi celles et ceux qui ont terminé leur scolarité obligatoire, est interrogé régulièrement depuis lors. Le graphique (en haut) montre l’évaluation de neuf enquêtes entre 2001 et 2014 sur les taux d’occupation des jeunes hommes et femmes. Les groupes représentatifs des projets de recherche qualitative sont souvent sélectionnés parmi les participants. Les citations (ci-dessus) sont tirées de 48 entretiens centrés sur des problèmes destinés à étudier le lien entre les attentes professionnelles et familiales d’hommes âgés de 30 ans.
Dans son projet sur les personnes «non religieuses» en Suisse, Stefan Huber s’est par exemple servi des données du moniteur des religions de la fondation allemande Bertelsmann, basées sur un questionnaire tenant aussi compte de la Suisse. Trois sondages successifs (en 2007, 2013 et 2017) confirment que le nombre des «non-religieux» augmente. Stefan Huber et son équipe en ont choisi quelques-uns avec lesquels ils ont mené des interviews plus approfondies. «Même si ces personnes ne croient pas en Dieu ou n’assistent pas au culte, certaines vivent une forme de spiritualité», note le chercheur. Les sujets interrogés indiquent par exemple qu’ils méditent et qu’il leur arrive de se sentir comme une partie d’un tout. «Une analyse purement quantitative ne nous aurait pas permis de relever cette perception nuancée.» Pour offrir une valeur ajoutée, il est toutefois important de concevoir le projet dès le début de manière à intégrer les deux méthodes et de veiller à ce qu’elles se réfèrent l’une à l’autre. Manfred Max Bergman confirme que c’est justement à ce niveau que le bât blesse: «Souvent, les études présentées sous la bannière des méthodes mixtes ne le sont pas.» Il arrive ainsi que des chercheurs des deux camps travaillent sur le même projet, mais chacun avec sa propre approche et sans relier les résultats entre eux.
La spécialisation des scientifiques constitue un obstacle: «Des connaissances des méthodes des deux domaines sont nécessaires pour qu’une étude mixte soit de bonne qualité», préconise Manfred Max Bergman. Mais de nombreux chercheurs et spécialistes des sciences sociales ne maîtrisent que l’une des méthodes. En 2013, l’Université de Lausanne a complètement réformé l’enseignement pour que les futurs scientifiques évoluent dans les deux domaines. Depuis, tous les étudiants en sciences sociales et politiques doivent suivre des cours obligatoires en méthodes quantitative, qualitative et mixte dans leurs études de base.
Véronique Mottier, professeure en sociologie à Lausanne, souligne qu’aucune méthode n’est meilleure qu’une autre. «Le choix de la méthode utilisée devrait exclusivement dépendre de la question de recherche à laquelle on souhaite répondre.» Il peut ainsi être plus judicieux de se limiter à une étude purement qualitative et de renoncer à la mixité. Par exemple lorsqu’on cherche à connaître les expériences subjectives faites par les individus pendant le confinement. La mixité serait en revanche plus pertinente si l’on cherchait également à savoir comment la classe sociale ou le genre ont influencé ces expériences subjectives.
Une séparation artificielle
Même si la mixité des méthodes a la cote actuellement, ce phénomène n’est pas nouveau. Au début du XXe siècle, les chercheurs en sciences sociales combinaient tout naturellement les approches qualitative et quantitative, par exemple dans la célèbre «étude de Marienthal» (voir encadré ci-dessous).
Ce n’est qu’à partir des années 1950 que la dispute entre les adeptes des différentes approches est apparue, en les définissant comme fondamentalement différentes. «La séparation ainsi née est artificielle et non productive», affirme Véronique Mottier, qui considère leur réunification comme une évolution positive.
Les projets faisant intervenir des méthodes mixtes demandent toutefois davantage de travail, leur conception étant plus complexe et la communication plus exigeante. Néanmoins, l’effort en vaut la peine pour Diana Baumgarten, collaboratrice scientifique à l’Institut pour la recherche sur les genres à l’Université de Bâle. Cette chercheuse qualitative a en effet déjà collaboré à plusieurs projets quantitatifs. Même si ce type de collaboration constitue une lutte incessante pour la reconnaissance mutuelle, les participants apprennent beaucoup les uns des autres. Et les découvertes sont plus importantes: «Au final, on chausse encore une nouvelle paire de lunettes et on y voit plus clair qu’avant.»