Reportage
Les souris sont lâchées
Dans un projet unique au monde, des chercheurs de l’Université de Zurich observent depuis dix-sept ans une population de souris grises sauvages. Ils acquièrent ainsi des connaissances impossibles à obtenir en laboratoire. Visite dans la grange.
On peine à croire que 600 souris communes vivent dans cet espace de 80 mètres carrés. Vers 10h en ce matin de printemps, seules quelques-uns de ces animaux crépusculaires et nocturnes s’activent. Certains grignotent des graines, alors qu’à tous moments des boules de poils gris-brun surgissent de trous dans les fines cloisons. Ces petits rongeurs vifs font partie d’un projet unique au monde: depuis dix-sept ans, des chercheurs de l’Université de Zurich observent la population de souris grises sauvages qui vit dans la grange près d’Illnau.
«Nous pouvons ainsi acquérir de nouvelles connaissances sur leur vie sociale qui n’apparaissent pas ou que partiellement lors d’essais en laboratoire», explique Anna Lindholm, biologiste de l’évolution. Par exemple, la manière dont se tissent les liens sociaux entre les animaux et leur influence sur leur comportement, la reproduction ainsi que la concurrence qui règne au sein de cette société de souris.
Une concurrence qui laisse des traces sanglantes: le technicien de recherche Bruce Boatman parcourt la grange en fouillant la paille et trouve deux souriceaux morts, portant des traces de morsures. «Les mâles tuent des nouveau-nés de femelles avec lesquelles ils n’ont pas copulé, éliminant ainsi la concurrence au sein du pool génétique», explique-t -il. Mais les femelles aussi tuent des bébés d’autres mères. Cela malgré le fait qu’elles collaborent à leur élevage dans des nids collectifs où elles assurent leur protection, les réchauffent et les nourrissent ensemble.
Des souris issues des fermes voisines
«Je voulais comprendre ce type de comportement coopératif», explique Barbara König, autre biologiste de l’évolution et initiatrice du projet, qu’elle dirige. C’est pourquoi la chercheuse a constitué cette population, composée à l’origine de douze souris issues des fermes environnantes. Dans la grange, les chercheurs leur assurent un environnement adéquat avec de la paille, de la nourriture et une quarantaine de confortables boîtes de nidification.
Un membre de l’équipe se rend sur place trois fois par semaine pour documenter les développements au sein de la population. Les chercheurs enregistrent les nouvelles portées, effectuent des prélèvements pour des analyses génétiques et mettent une puce aux souris arrivées à maturité sexuelle. Une fois pucées, elles deviennent partie intégrante d’une pièce maîtresse du projet: des antennes qui enregistrent l’identité des souris lors de leur passage dans les tunnels d’accès aux boîtes à nids. Ainsi, on peut savoir dans quels nids elles logent et le temps passé avec tel ou telle de leurs congénères.
Les scientifiques ont ainsi découvert que les femelles adaptaient leur stratégie d’élevage à leur situation personnelle. Les plus jeunes, physiquement plus faibles, tendent à coopérer avec d’autres mères. Ce qui implique qu’elles acceptent que ces partenaires de nid tuent une partie de leur progéniture. «Cela leur donne néanmoins de plus grandes chances de voir un de leurs souriceaux s’en sortir que si elles étaient seules», explique Barbara König. Les femelles plus âgées et plus fortes réussissent en revanche plus fréquemment à élever leur progéniture seules.
Les données recueillies dans la grange ont révélé que la concurrence entre femelles était aussi forte qu’entre mâles. Ce qui se traduit par un déséquilibre dans le taux de reproduction de chaque souris: comme chez les mâles, la progéniture ne survit que chez la moitié des femelles. «La concurrence entre femelles était auparavant sous-estimée», note Barbara König. Car en laboratoire, la quasi-totalité des femelles se reproduisent et optent pour la stratégie coopérative. L’environnement relativement stable du laboratoire engendre donc un comportement différent de celui des populations sauvages. Bruce Boatman soulève le couvercle d’une boîte à nids et y découvre deux petits, aveugles, nus et à peine plus grands qu’une pièce de 5 francs. «Ils ont 13 jours», estime-t-il. Il les saisit doucement par la nuque, les pèse et mesure la taille de leur corps et de leur tête. Il prélève ensuite un morceau minuscule d’oreille à l’aide d’une pince spéciale. «Comme il y a moins de terminaisons nerveuses à cet endroit, cela ne leur fait quasi pas mal», précise Anna Lindholm. En laboratoire, elle isolera l’ADN de ces échantillons pour établir les liens de parenté des bébés souris, analyser d’autres caractéristiques génétiques, ainsi que les observations faites dans la grange.
Un supergène émigre
La chercheuse est ainsi parvenue à identifier les conséquences d’un super gène précis, l’haplotype T. Il s’agit d’un complexe de plusieurs gènes hérités conjointement qui lui confère un avantage sur d’autres gènes: les spermatozoïdes qui en sont porteurs inhibent la mobilité d’autres spermatozoïdes du même animal et augmentent ainsi leurs propres chances d’être transmis. En combinant les données génétiques et celles recueillies par l’émetteur radio de la grange, Anna Lindholm et son doctorant Jan-Niklas Runge ont établi que ce super gène influençait le comportement migratoire des souris. La probabilité que celles qui en sont porteuses quittent durablement la grange est de près de 50% plus élevée que chez les souris qui en sont dépourvues. «Ainsi l’haplotype assure sa propagation», explique Barbara Lindholm.
A l’extérieur de la grange, un chat s’est mis à rôder. La chercheuse et son collaborateur connaissent bien la fripouille noir et blanc, d’ailleurs pas la seule à tourner régulièrement autour du bâtiment. Mais les prédateurs ne peuvent pas y entrer. «Nous n’avons vécu qu’une seule tragédie, en janvier 2019», raconte Anna Lindholm. Des chats de petite taille sont probablement parvenus à se glisser dans l’espace sous la porte, pourtant protégé par un grillage. En une seule nuit, un tiers des souris ont été victimes des chats ou ont fui la grange à jamais.
Depuis, la population s’est rétablie. Heureusement, car ce projet à long terme a livré un éventail de résultats scientifiques très divers et totalement inattendus pour certains. Les chercheurs ont ainsi constaté que leurs souris développaient des signes de domestication. Non pas dans leur comportement – elles fuient toujours devant les humains et se débattent quand on les prend dans la main. Les signes sont d’ordre physique: le pelage d’un nombre grandissant de souris présente des taches blanches et leurs crânes et leurs museaux ont raccourci.
Ce type de modifications survient chez de nombreuses espèces animales domestiquées – en particulier chez les chiens – en même temps qu’un comportement plus docile. Il semble que le seul contact régulier avec l’être humain suffise pour induire de tels changements.
Une autre découverte concerne le comportement des souris malades. On observe dans l’ensemble du règne animal que les individus malades sont moins actifs et réduisent leurs contacts sociaux. L’équipe de chercheurs s’est donc penchée de plus près sur les réseaux sociaux de la population de la grange. A cette fin, ils ont injecté à des souris sélectionnées une substance biochimique faisant croire au système immunitaire qu’il s’agissait d’une infection: 40% des rongeurs traités se sont isolés socialement, ont montré les données recueillies à l’aide des antennes. Des calculs modélisés ultérieurs ont établi qu’une maladie n’affecterait ainsi pas toute la population et disparaîtrait plus rapidement qu’en cas de comportement social inchangé.
La fin du projet approche
Barbara König part à la retraite cette année, ce qui mettra également fin à son long projet. Mais l’ensemble des données recueillies servira encore. Une collaboration est déjà lancée avec des chercheurs de l’Université de Berne pour étudier la flore intestinale des rongeurs à partir d’échantillons de selles recueillis dans la grange. Ils veulent comparer les résultats avec le degré de parenté génétique et le comportement social des souris.
Des scientifiques de Dresde ont, eux, mesuré la teneur en hormones de stress et sexuelles dans des échantillons de fourrure des souris d’Illnau, afin d’établir un lien entre les résultats et leur comportement. On peut ainsi, par exemple, étudier les effets du stress à long terme.
Après avoir encore réparé une antenne défectueuse du tunnel, Bruce Boatman a terminé son travail. Le technicien et Anna Lindholm ferment la grange et placent des caisses de matériel devant la porte – une autre précaution contre les chats. Les souris peuvent à présent à nouveau manger, se reproduire, s’occuper de leurs petits et cultiver leurs liens sociaux sans être dérangées.