Dossier: La croyance en science
Le fondement demeure toujours incertain
La théologie est bien entendu fondée sur la croyance. Mais même en physique et en mathématiques, le savoir n’est pas pur. Dans quelle mesure les chercheurs font-ils preuve d’esprit critique à l’égard de leurs propres fondements? Un voyage-découverte à travers les disciplines.
La science confirme ou réfute ses théories et thèses à l’aide d’observations, par exemple grâce à des expériences reproductibles. Dans la recherche au quotidien et les applications concrètes qui en découlent s’appliquent les règles de l’empirisme et de la reproductibilité. Mais ce qui fonctionne au sein de chacune des différentes disciplines peut devenir une question de foi. Vus de l’extérieur, certains principes, théories et modèles peuvent paraître boiteux.
Horizons a réuni un échantillon de ces disciplines pour comprendre où dans la science commence – ou s’arrête – la croyance. Où considère-t-on comme vraies des choses sans que des raisons vérifiables le confirment?
Les deux lauréats suisses du prix Nobel, Didier Queloz et Michel Mayor, ont découvert l’exoplanète 51 Pegasi en 1995, bouleversant la théorie alors courante de la formation des planètes. Selon le philosophe Karl Popper, c’est exactement ainsi que les théories scientifiques doivent pouvoir être réfutées.
Mais réfuter les théories de la physique n’est pas toujours possible. Selon le physicien Peter Woit, la théorie des cordes – un modèle physique censé réunir toutes les forces fondamentales observées à ce jour – serait tellement hypothétique qu’on ne saurait même pas prouver qu’elle est erronée. Sur son blog, le journaliste scientifique John Horgan écrit à ce propos: «Au mieux, la physique est le domaine scientifique le plus solide et le plus rigoureux, mais dans sa capacité à produire des sottises elle surpasse même la psychologie.»
Sans aller aussi loin, le philosophe scientifique Claus Beisbart explique que d’autres théories, comme celle de la gravitation à boucles, contredisent celle des cordes et que les deux approches ne sauraient être correctes. «Si, aujourd’hui, quelqu’un considère l’une de ces théories comme vraie, il ne s’agit certainement pas d’un savoir, mais de pure croyance.» Bien des chercheurs aborderaient ces recherches comme un passe-temps. «Ils pensent néanmoins qu’il faut poursuivre leur approche plutôt qu’une autre. La justification donnée est que cette théorie est particulièrement simple, ou d’une grande beauté.»
«Lorsque quelqu’un travaille pendant des années avec le même modèle, il commence tôt ou tard à y croire. Il ne perçoit plus les données de façon neutre, mais s’arrange qu’elles entrent dans son modèle.»Claus Beisbart
La foi serait inutile pour progresser dans la recherche. Il suffirait de suivre des hypothèses. Claus Beisbart signale toutefois un phénomène intéressant: «Psychologiquement, il est difficile au fil des ans de continuer à considérer une hypothèse comme telle. Le risque existe qu’elle devienne une croyance malgré tout. Des études montrent que lorsque quelqu’un travaille pendant des années avec le même modèle, il commence tôt ou tard à y croire. Il ne perçoit plus les données de façon neutre, mais s’arrange pour qu’elles entrent dans son modèle.» Les chercheurs courent donc partout le risque de devenir les croyants de leurs propres postulats.
La théorie des cordes est une tentative de trouver une «théorie de tout». Cette ambition n’a-t-elle pas une connotation religieuse? Beisbart le réfute: «C’est simplement dans la nature de la science de relier, systématiser et rechercher l’unité.» Selon Kant, l’unification serait un idéal régulateur qui n’est certes pas toujours atteignable mais à poursuivre constamment. «Elle ne doit pas devenir un dogme mais uniquement un objectif.»
Beisbart prévient aussi qu’il serait trompeur de parler de foi religieuse quand des scientifiques croient à une théorie spéculative. Car dans la croyance religieuse on se fie à un être supérieur et on organise sa vie en fonction. Cela n’est jamais le cas en physique, selon lui.
Parmi les premiers mathématiciens européens modernes, quelques représentants s’étaient intéressés au lien entre la croyance en un être suprême et les mathématiques. L’Allemand Georg Cantor pensait ainsi au XIXe siècle que sa théorie de l’infini permettrait de comprendre le divin.
Depuis, les débats portent sur d’autres domaines, comme de savoir si les axiomes de la théorie des ensembles formulée il y a plus d’un siècle sont cohérents ou pas. Ils constituent aujourd’hui le fondement de presque toutes les mathématiques. Selon Roy Wagner, professeur d’histoire et de philosophie des sciences mathématiques à l’ETH Zurich, l’absence de contradictions de ces axiomes, en plus de ne pas être prouvée, est également impossible à démontrer selon les normes mathématiques. Néanmoins, la plupart des mathématiciens y croient.
Roy Wagner explique que les mathématiciens doivent de plus souvent se fier au jugement de spécialistes lorsqu’il s’agit de preuves novatrices, complexes et longues. «Rares sont ceux qui sont en mesure même de les comprendre. Parfois les avis divergent aussi.» Les mathématiciens seraient généralement persuadés que toute preuve correcte est vérifiable par ordinateur. «Vous devez croire que le logiciel correspondant fonctionne correctement», dit-il.
Malgré toutes ces incertitudes, Roy Wagner ne voit pas de point où se terminerait la croyance et où commencerait la science, ni en mathématiques ni dans d’autres sciences. «Quand je présente un argument scientifique, je crois ne pas avoir fait d’erreurs, que le savoir sur lequel je me base est fondé et que le système que j’utilise est valable.» Celui qui croit à un savoir dénué de croyance a une conception non réaliste de la science, estime-t-il.
Toute discipline doit croire en certaines hypothèses de base. Mais lorsqu’il s’agit d’applications concrètes, la croyance ne devrait plus intervenir. En médecine, par exemple, une thérapie est efficace ou non. Elle a des effets secondaires ou pas. La médecine basée sur l’évidence n’applique un traitement qu’une fois son efficacité et sa sécurité prouvées par une étude. En médecine complémentaire, par contre, c’est rarement le cas.
Cependant il devient plus compliqué de séparer croyance et connaissance en la matière. En médecine classique, le nombre de variantes thérapeutiques possibles et de groupes de patients différents est simplement trop grand. De nombreux médicaments n’ont ainsi été testés que sur des hommes, mais sont utilisés pour soigner des femmes et des enfants. On présuppose simplement qu’ils agissent de façon identique sans l’avoir prouvé.
Les traitements efficaces de médecine complémentaire rencontrent plus de difficultés. «Selon les circonstances, il faut parfois un certain temps jusqu’à ce qu’un procédé à l’efficacité avérée soit intégré à la routine clinique», constate l’Allemand Edzard Ernst, premier professeur de médecine complémentaire du monde.
Quand Edzard Ernst a pris le nouveau poste créé à l’Université d’Exeter (GB) en 1993, la qualité des données sur l’homéopathie manquait de clarté et il s’est fixé pour tâche d’y remédier. «Aujourd’hui, nous pouvons être pratiquement certains que l’homéopathie agit – simplement par effet placebo», dit-il. Ce qui signifie donc que même un pseudo-traitement présenté sous une forme identique à celle de l’homéopathie a des effets identiques. Les attentes des patientes sont déterminantes. Entre-temps, les universités de Berne, de Zurich et de Bâle ont suivi l’exemple de celle d’Exeter et créé des instituts et des chaires de médecine complémentaire pour répondre à la demande croissante de procédés dans ce domaine.
Sur le principe, Edzard Ernst se réjouit de la multiplication de ces chaires, mais il se montre critique à l’égard de leurs activités scientifiques: on se contente souvent d’organiser des sondages et de publier des observations d’utilisateurs. Lorsqu’il s’agit de mener des études cliniques, le traitement standard est fréquemment complété avec la médecine complémentaire et comparé aux résultats du même traitement sans médecine alternative. «J’ai montré à plusieurs reprises qu’une telle étude ne pouvait presque jamais conduire à un résultat négatif», note-t-il. C’est à dire non négatif pour la médecine alternative.Un point de vue sur cette démarche est que les chercheurs tentent de confirmer leurs croyances.
Plusieurs chercheurs en médecine complémentaire des universités de Zurich et de Berne ont refusé de s’exprimer sur les questions de croyance dans leur discipline. Edzard Ernst n’en est pas surpris: «La critique est véritablement rare au sein des médecines complémentaires et la prise de conscience qu’elle constitue une étape importante sur la voie du progrès ne s’est pas encore imposée.»
La science dont l’objet est la croyance elle-même a pour sa part une large pratique de la façon d’affronter la critique, même acerbe et issue de ses propres rangs. Le théologien allemand Heinz-Werner Kubitza par exemple écrit dans son livre "Der Dogmenwahn" (Le délire du dogme) que la théologie est une curiosité au sein des universités modernes, l’existence même de l’objet central de cette science, le divin, n’étant pas vérifiée.
Barbara Hallensleben, théologienne à l’Université de Fribourg et professeure de dogmatique et de théologie de l’œcuménisme, s’en réjouit: «Etre une curiosité suscite l’intérêt et constitue le début d’une possible découverte.» La critique sévère du divin par Heinz-Werner Kubitza ne l’émeut pas non plus: «Si Dieu est un objet dans une chaîne d’objets finis, alors il n’existe pas. Lorsque je parle de Dieu,je me place au niveau du questionnement de la raison et du but.»
Pour elle, la croyance est constitutive de la théologie dès le départ: «Nous vivons dans une zone du monde à la culture très marquée par cette croyance précisément. Y réfléchir est utile, aussi pour comprendre d’où nous venons. La théologie ne se contente pas de contempler sans cesse le ciel, elle examine aussi les traces de cette croyance et de ce dieu dans l’histoire», dit- elle. De la foi naîtrait en plus une inquiétude de la pensée qui ne cesse d’interroger et de vouloir comprendre.
Selon Barbara Hallensleben, la théologie actuelle est une science très différenciée et soucieuse des méthodes. «Au sens strict, la science est la recherche méthodiquement menée d’une réponse vérifiable à une question précise. Sur ces bases, celui ou celle qui ne partage pas la même croyance peut aussi comprendre pourquoi on parvient à un certain résultat.»
Dans son travail quotidien, la théologienne s’appuie sur de nombreuses méthodes scientifiques: «Je déchiffre des notes manuscrites, j’interprète des textes et j’analyse des arguments. Cela nécessite le recours à la science dans toute sa précision méthodique.»
Revenons à Heinz-Werner Kubitza: une autre raison qui lui fait considérer la théologie à l’université comme une curiosité est la réserve confessionnelle, la théologie pouvant être réformée ou catholique. Barbara Hallensleben écarte aussi cet argument: «Chaque discipline scientifique a ses querelles académiques s’apparentant parfois à des luttes dogmatiques.» L’enseignante perçoit même les contextes confessionnels comme plus divers encore, car elle travaille aussi avec des étudiants orthodoxes et évangéliques. Pour elle, la pluralité des confessions chrétiennes est un indice certain du caractère inachevé de la théologie. «Celle-ci n’interprète pas la vérité de la foi dans un système rigide, mais l’aborde toujours sous divers angles, dans une sorte de dispute au sens positif. La science est aussi toujours une lutte pour obtenir des réponses.»