Dossier: Toxic world
Produits chimiques: vivre avec l’incertitude
C’est la dose qui fait le poison, disait le médecin Paracelse au XVIe siècle. Mais il reste souvent impossible de déterminer un seuil avec exactitude. Voici comment la science se positionne face à cette incertitude.
C’est «sans doute la substance la plus étudiée au monde», écrit l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) à propos du bisphénol A ou BPA, ce composé chimique trouvé dans d’innombrables produits en plastique. On le soupçonne depuis des décennies de modifier l’équilibre hormonal et d’entraîner de graves atteintes à la santé telles que la stérilité et l’obésité. La preuve de sa présence dans les biberons et les lolettes a provoqué un émoi particulier.
L’OFSP se montre rassurant: «Selon les connaissances actuelles, le bisphénol A ne présente pas de risque pour la santé, car l’exposition de la population est trop faible pour être dangereuse.» Les autorités continuent cependant à prendre des mesures pour réduire l’utilisation du BPA et, depuis 2017, l’interdisent dans les biberons. Malgré tous les efforts consacrés à cette question, malgré des centaines d’études scientifiques, on ne sait toutefois toujours pas vraiment à quel point cette substance est dangereuse. Et qu’en est-il de tous les autres produits chimiques d’usage quotidien bien moins étudiés et donc moins connus que lui?
Deux cents millions de substances
En principe, tout est réglementé de manière très précise: dans l’Union européenne, tout producteur voulant mettre en circulation une substance chimique dans une quantité dépassant la tonne doit fournir un dossier sur ses propriétés dangereuses. Pour des quantités supérieures à 10 tonnes, il doit également fournir une évaluation des risques et indiquer dans quelle mesure et à partir de quelle quantité la substance présente un risque d’intoxication, de troubles du développement ou de cancer. La manière et les circonstances dans lesquelles les gens entrent en contact avec cette substance doivent aussi être prises en considération. En Suisse, la législation sur les produits chimiques s’aligne étroitement sur le règlement de l’UE nommé REACH, entré en vigueur en 2007.
Toute nouvelle substance chimique dont l’exploitation dépasse une tonne doit être enregistrée dans la base de données REACH – plus la quantité est grande, plus les données sur les risques pour les humains et pour l’environnement doivent être complètes. Les produits chimiques plus anciens ont été progressivement enregistrés jusqu’en 2018. Des évaluations spécifiques sont effectuées pour les substances particulièrement préoccupantes.
L’ordonnance a beau être stricte et moderne, elle est critiquée. Par exemple, seul un échantillon de 5% des dossiers est examiné de près. Il manquait des données et des tests importants dans au moins un tiers des dossiers de substances utilisées en grande quantité, et cela sans conséquences notables pour les producteurs, selon une étude de l’Office allemand d’évaluation des risques publiée en 2018. Organisations de protection des animaux et scientifiques dénoncent le nombre élevé d’expériences sur les animaux généré par les exigences de REACH – alors même que les producteurs de substances semblables sont tenus de partager entre eux les résultats de leurs expériences.
Quelque 22 000 substances ont été à ce jour enregistrées auprès de l’Agence européenne des produits chimiques. Mais beaucoup se demandent si le système est à la hauteur du défi. L’évaluation complète des risques est très exigeante, et le nombre de nouvelles substances ne cesse d’augmenter: la banque de données Pubchem en répertorie plus de 230 millions. La plupart d’entre elles n’ont jamais été testées ou du moins pas selon les normes actuelles parce qu’elles sont employées en petites quantités. «Il n’est pas du tout réaliste de faire une évaluation approfondie et de fixer un seuil précis pour chaque substance existante», déclare Juliane Hollender, chimiste de l’environnement à l’institut fédéral de recherche sur l’eau Eawag.
Substances insoupçonnées
L’analyse quotidienne d’échantillons d’eau prélevés dans le Rhin près de Bâle a révélé des centaines de composés chimiques dont personne ne soupçonnait jusqu’à aujourd’hui la présence dans l’eau et qui pourraient être toxiques. Le fleuve a charrié en 2014 au moins 25 tonnes de substances non testées. Même constat pour les pots de yogourts en plastique: plus de 1000 substances inconnues, dont un bon nombre toxiques lors de tests en laboratoire, y ont été mises en évidence dans une étude de l’Université Goethe de Francfort publiée en août 2019. Les gobelets en PVC et en PLA biodégradable ont obtenu les moins bons résultats, alors que ceux en PET n’ont montré pratiquement aucune toxicité. L’origine de telles substances inconnues se trouve probablement dans la dégradation de produits chimiques connus, ou encore dans des impuretés ou des sous-produits du processus de fabrication.
Le système est tout simplement dépassé par le nombre même de substances. Et a d’autres faiblesses, selon Juliane Hollender: «Les tests toxicologiques constituent de bons instruments pour mesurer certains effets déterminés, mais il est évidemment très difficile de couvrir l’éventail entier des conséquences possibles sur la santé.» On n’étudie notamment pas les interactions entre différents produits (l’effet cocktail), alors que les effets à long terme sont mal connus. Que se passe-t-il quand des quantités de substances chimiques s’accumulent dans le corps durant toute une vie? Les spécialistes se disputent d’ailleurs âprement sur la pertinence de fixer des valeurs limites pour des produits tels que le bisphénol A qui perturbent des processus biologiques aussi complexes que le système hormonal.
Les tests toxicologiques usuels partent du principe que les effets augmentent avec les doses. En conséquence, il existe un seuil en deçà duquel une substance est inoffensive. Mais des scientifiques objectent que ce principe ne s’applique pas aux perturbateurs endocriniens: en raison des interactions biologiques, une dose faible peut parfois avoir un effet plus important qu’une dose élevée. Deuxième point: les perturbations du système endocrinien ne se manifestent souvent que plus tard dans la vie, ce dont les évaluations des risques ne tiendraient pas compte. Les partisans de l’approche toxicologique critiquent pour leur part le fait que ces résultats ne proviennent que de cultures cellulaires et de modèles animaux. Le débat est loin d’être clos.
Bernd Nowack voit la situation différemment. Pour le chimiste de l’environnement de l’Empa, le laboratoire fédéral de recherche sur les matériaux, il n’y a aucune raison de paniquer: «L’évaluation des risques actuelle est une méthode établie que personne ne remet fondamentalement en question.» Il ne faut pas se laisser déstabiliser par les études scientifiques, poursuit-il: les chercheurs multiplient souvent les essais en augmentant les doses jusqu’à produire un effet, comme avec les microplastiques. Mais «cela n’a pas grand-chose à voir avec une évaluation des risques». Même les scientifiques éprouveraient souvent des difficultés à différencier la dangerosité d’une substance (sa toxicité) du risque qu’elle représente et qui dépend notamment de l’exposition de chacun à son égard.
Des alternatives moins risquées
La Suisse est bien armée face à ces questions, selon Martin Schiess, responsable de la division Protection de l’air et produits chimiques à l’Office fédéral de l’environnement: «Nous disposons d’une législation moderne qui est continuellement adaptée aux dernières évolutions de la science.» Il reconnaît toutefois que pour certaines substances les méthodes conventionnelles ne permettent pas de fixer de valeurs limites, parce qu’elles s’accumulent dans le corps, agissent comme des hormones ou sont fortement cancérogènes. C’est pourquoi il faudrait les remplacer progressivement par des alternatives présentant moins de risques. Les gens peuvent y contribuer par leurs choix d’achat.
Il ne suffit cependant pas d’agir au niveau individuel, estime l’éthicienne de l’environnement Anna Deplazes Zemp de l’Université de Zurich: «L’homme a une responsabilité à l’égard de la nature. Il faut remettre en question notre conception du progrès et nous orienter dans une autre direction.» Dans le cas de la chimie, cela signifierait par exemple d’arrêter de définir le progrès uniquement en termes de rendement et de performance, mais d’y réfléchir également en termes de durabilité et de dégradabilité. «Certaines personnes disent qu’il faut maintenant tirer un trait et cesser tout développement technique. Mais avec un arrêt total, on renonce à la possibilité de développements positifs.»
Juliane Hollender dit ne pas pouvoir envisager de solution aussi radicale: «Il est illusoire de renoncer à tous les produits chimiques parce que la chimie nous a également apporté beaucoup de bonnes choses. Nous devons simplement nous efforcer d’en faire bon usage. Mais, en fin de compte, la sécurité absolue n’existe pas.»