Débat: faut-il mesurer l’impact des sciences humaines et sociales?
Les impacts sociétaux de la recherche sont de plus en plus évalués. Les sciences humaines doivent-elles se prêter au jeu pour souligner ainsi leur valeur?
L’importance des indicateurs d’impact quantitatifs a fortement augmenté au cours des dernières années dans la politique et dans l’administration, mais également dans les entreprises et les ONG. Cette évolution résulte notamment de l’inscription dans la Constitution fédérale en 1999 de l’article 170 sur l’évaluation de l’efficacité des affaires publiques, à laquelle s’est ajoutée l’exigence de la société d’une transparence plus grande. Le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) réalise régulièrement des analyses d’efficacité basées sur des données dans le domaine de la science et de la recherche, comme sur l’impact sur la société des programmes de recherche du FNS. Ces analyses reposent sur des sources de données de plus en plus vastes – on pense au big data – ainsi que sur de nouvelles méthodes.
Les résultats des recherches en sciences humaines et sociales concernent particulièrement le public et les différents groupes d’intérêt de la société. L’une de leurs missions est de fournir à ces audiences des connaissances utiles pour s’orienter. En d’autres termes, elles doivent leur permettre de développer une compréhension critique et approfondie des évolutions sociales, culturelles, économiques et politiques. La littérature scientifique montre que les chercheurs de ces disciplines jugent en général leur influence sur la société comme étant plus importante que celle de leurs confrères des sciences naturelles et techniques. Il est donc d’autant plus important de la mesurer et de la démontrer par des faits et des chiffres.
Les indicateurs d’efficacité usuels reposent souvent sur des décomptes isolés et simplistes qui ne reflètent pas la complexité du phénomène à évaluer, dans notre cas: l’impact de la science sur la société. Mais développer des procédés de mesure différenciés constitue l’une des compétences clés des sciences humaines et sociales, en particulier pour aborder des phénomènes complexes comme l’identité culturelle, l’intégration sociale, l’innovation ou justement l’impact sur la société. Il est nécessaire de clarifier au préalable les concepts fondamentaux. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut différencier, en toute transparence, les aspects mesurables de l’effet sur la société de ceux qui ne le sont pas. Un tel concept explicite définit quelle influence concrète doit être produite auprès de quels groupes cibles de la société. Cette approche permet de créer la base d’indicateurs fiables et précis qui montrent de manière factuelle l’impact indiscutable des sciences humaines et sociales.
Christian Suter dirige l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. Il est membre du Conseil scientifique du Centre de compétences suisse en sciences sociales (FORS).
Il est compréhensible de vouloir mesurer l’impact social de la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS). La quantification est essentielle dans l’action politique, malgré ses distorsions, simplifications et biais bien connus. Ces disciplines doivent s’y soumettre si elles veulent gagner en transparence et en visibilité, dit-on, mais cet argument est erroné pour trois raisons.
Premièrement, on ne sait simplement pas comment quantifier de manière sensée l’impact social de ces disciplines. Leurs modes d’interaction avec la société sont trop variés pour être réduits à des indicateurs normalisés. Le projet «Performances de la recherche en sciences humaines et sociales» financé par Swissuniversities a conclu que leur impact scientifique ne pouvait être appréhendé qu’au moyen de normes spécifiques à chaque discipline et déterminées par les pairs, et dans lesquelles la quantification doit être secondaire. Ces conclusions devraient sous-tendre également l’évaluation de leur impact sociétal.
Deuxièmement, les mesures quantitatives encouragent une approche biaisée du rôle des SHS dans la société démocratique. Mesurer un impact présuppose qu’il s’agit d’une force positive, que plus le nombre de gens touchés par nos recherches est élevé, mieux c’est. Cette logique de marketing de masse nous détourne de questions plus importantes: le genre d’impact désiré, sur qui il agit et pour qui? On risque ainsi de remplacer le débat démocratique sur les résultats de nos recherches par un concours de popularité basé sur le nombre de likes.
Troisièmement, mesurer l’impact sur la société ne permet pas d’aborder le problème sous-jacent de la réponse à donner aux appels, légitimes, à rendre compte de l’utilisation des fonds publics. Substituer à cette discussion générale sur les responsabilités des techniques comptables complexes ne lèvera pas les doutes dans les esprits des personnes qui remettent en question la valeur de la recherche scientifique. La méfiance populaire à l’égard de la science reflète des craintes d’élitisme, d’hyperspécialisation et de formes d’exclusion par l’expertise. Vouloir répondre à ces préoccupations au moyen d’outils de quantification toujours plus sophistiqués et difficilement saisissables ne profite ni à la science, ni à la société.
Au contraire, nous devons encourager une sensibilisation du public aux enjeux des SHS en favorisant des échanges avec la société civile et les décideurs. La Suisse est bien placée pour le faire, notamment grâce à son système d’enseignement tertiaire solide qui facilite la discussion avec les acteurs locaux sur les problèmes qui les concernent. Notre priorité devrait être de suivre ces échanges à l’aide d’études qualitatives soulignant les nombreuses contributions des sciences sociales et humaines dans les débats publics. L’évaluation quantitative pourrait s’avérer parfois utile dans ce processus, mais dans un rôle de soutien et non de premier plan. L’avenir des sciences sociales et humaines réside dans plus de démocratie, pas dans plus de technocratie.
Ellen Hertz est professeure d’anthropologie à l’Université de Neuchâtel et présidente de la Société suisse d’anthropologie.
Aucune faveur! Les sciences humaines et sociales (SHS) doivent être traitées de la même manière que les sciences naturelles et techniques, avec lesquelles elles se trouvent en concurrence de manière explicite ou implicite. Refuser de mesurer leur impact sur la société pourrait donner l’impression qu’elles n’en ont pas. Bien au contraire, leur impact est considérable. Car mettre en oeuvre à bon escient les nouvelles connaissances dans la société doit se faire en s’appuyant sur des interprétations conceptuelles et critiques. Les évaluations basées sur des faits et des données peuvent rendre visible cet apport des SHS et le documenter systématiquement.
L’importance des indicateurs d’impact quantitatifs a fortement augmenté au cours des dernières années dans la politique et dans l’administration, mais également dans les entreprises et les ONG. Cette évolution résulte notamment de l’inscription dans la Constitution fédérale en 1999 de l’article 170 sur l’évaluation de l’efficacité des affaires publiques, à laquelle s’est ajoutée l’exigence de la société d’une transparence plus grande. Le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) réalise régulièrement des analyses d’efficacité basées sur des données dans le domaine de la science et de la recherche, comme sur l’impact sur la société des programmes de recherche du FNS. Ces analyses reposent sur des sources de données de plus en plus vastes – on pense au big data – ainsi que sur de nouvelles méthodes.
Les résultats des recherches en sciences humaines et sociales concernent particulièrement le public et les différents groupes d’intérêt de la société. L’une de leurs missions est de fournir à ces audiences des connaissances utiles pour s’orienter. En d’autres termes, elles doivent leur permettre de développer une compréhension critique et approfondie des évolutions sociales, culturelles, économiques et politiques. La littérature scientifique montre que les chercheurs de ces disciplines jugent en général leur influence sur la société comme étant plus importante que celle de leurs confrères des sciences naturelles et techniques. Il est donc d’autant plus important de la mesurer et de la démontrer par des faits et des chiffres.
Les indicateurs d’efficacité usuels reposent souvent sur des décomptes isolés et simplistes qui ne reflètent pas la complexité du phénomène à évaluer, dans notre cas: l’impact de la science sur la société. Mais développer des procédés de mesure différenciés constitue l’une des compétences clés des sciences humaines et sociales, en particulier pour aborder des phénomènes complexes comme l’identité culturelle, l’intégration sociale, l’innovation ou justement l’impact sur la société. Il est nécessaire de clarifier au préalable les concepts fondamentaux. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut différencier, en toute transparence, les aspects mesurables de l’effet sur la société de ceux qui ne le sont pas. Un tel concept explicite définit quelle influence concrète doit être produite auprès de quels groupes cibles de la société. Cette approche permet de créer la base d’indicateurs fiables et précis qui montrent de manière factuelle l’impact indiscutable des sciences humaines et sociales.
Christian Suter dirige l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. Il est membre du Conseil scientifique du Centre de compétences suisse en sciences sociales (FORS).
Il est compréhensible de vouloir mesurer l’impact social de la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS). La quantification est essentielle dans l’action politique, malgré ses distorsions, simplifications et biais bien connus. Ces disciplines doivent s’y soumettre si elles veulent gagner en transparence et en visibilité, dit-on, mais cet argument est erroné pour trois raisons.
Premièrement, on ne sait simplement pas comment quantifier de manière sensée l’impact social de ces disciplines. Leurs modes d’interaction avec la société sont trop variés pour être réduits à des indicateurs normalisés. Le projet «Performances de la recherche en sciences humaines et sociales» financé par Swissuniversities a conclu que leur impact scientifique ne pouvait être appréhendé qu’au moyen de normes spécifiques à chaque discipline et déterminées par les pairs, et dans lesquelles la quantification doit être secondaire. Ces conclusions devraient sous-tendre également l’évaluation de leur impact sociétal.
Deuxièmement, les mesures quantitatives encouragent une approche biaisée du rôle des SHS dans la société démocratique. Mesurer un impact présuppose qu’il s’agit d’une force positive, que plus le nombre de gens touchés par nos recherches est élevé, mieux c’est. Cette logique de marketing de masse nous détourne de questions plus importantes: le genre d’impact désiré, sur qui il agit et pour qui? On risque ainsi de remplacer le débat démocratique sur les résultats de nos recherches par un concours de popularité basé sur le nombre de likes.
Troisièmement, mesurer l’impact sur la société ne permet pas d’aborder le problème sous-jacent de la réponse à donner aux appels, légitimes, à rendre compte de l’utilisation des fonds publics. Substituer à cette discussion générale sur les responsabilités des techniques comptables complexes ne lèvera pas les doutes dans les esprits des personnes qui remettent en question la valeur de la recherche scientifique. La méfiance populaire à l’égard de la science reflète des craintes d’élitisme, d’hyperspécialisation et de formes d’exclusion par l’expertise. Vouloir répondre à ces préoccupations au moyen d’outils de quantification toujours plus sophistiqués et difficilement saisissables ne profite ni à la science, ni à la société.
Au contraire, nous devons encourager une sensibilisation du public aux enjeux des SHS en favorisant des échanges avec la société civile et les décideurs. La Suisse est bien placée pour le faire, notamment grâce à son système d’enseignement tertiaire solide qui facilite la discussion avec les acteurs locaux sur les problèmes qui les concernent. Notre priorité devrait être de suivre ces échanges à l’aide d’études qualitatives soulignant les nombreuses contributions des sciences sociales et humaines dans les débats publics. L’évaluation quantitative pourrait s’avérer parfois utile dans ce processus, mais dans un rôle de soutien et non de premier plan. L’avenir des sciences sociales et humaines réside dans plus de démocratie, pas dans plus de technocratie.
Ellen Hertz est professeure d’anthropologie à l’Université de Neuchâtel et présidente de la Société suisse d’anthropologie.