Comment les oracles de la politique sondent la population
Les enquêtes d’opinion se font désormais davantage via internet que par téléphone. Explications et décryptage avant les élections fédérales de 2019.
Pour la première fois, les préférences politiques de la population suisse avant des élections fédérales sont uniquement mesurées à l’aide d’enquêtes en ligne – et non plus par téléphone.
Les sondages par internet ont un atout de taille: leur coût bien moins élevé. La récolte des données est facilitée au moyen de questionnaires diffusés sur les portails électroniques des médias que les internautes remplissent eux-mêmes. En quelques jours, des milliers de réponses sont recueillies.
Mais il ne faut peut-être pas enterrer tout de suite le combiné. Codirecteur de l’institut Gfs Bern, Urs Bieri estime que les sondages téléphoniques sont «considérés à tort comme obsolètes», alors que «presque tout le monde» peut encore être joint par ce biais. Il rappelle que l’utilisation des numéros de portable a permis de réduire le problème de couverture.
Urs Bieri s’étonne qu’à l’inverse d’autres pays, le débat à ce sujet soit absent en Suisse. Il souligne qu’en Allemagne, notamment, les enquêtes téléphoniques restent la référence et qu’elles sont revenues en force aux Etats-Unis après un emballement pour les sondages en ligne. Son institut mêle les deux pour les votations portant sur des initiatives et des référendums.
Un groupe de presse commande une enquête à un institut spécialisé avant les élections fédérales, lequel publie un questionnaire sur les sites des journaux du groupe. Ce sera l’unique source du sondage.
Certains chercheurs examinent d’autres sources potentielles, notamment les réseaux sociaux. Le politologue Pablo Barberá de la London School of Economics a montré que l’on pouvait déterminer le positionnement idéologique des utilisateurs de Twitter en analysant les comptes auxquels ils sont abonnés. Mais prédire le résultat d’élections exige de savoir s’ils ont l’intention de voter. Et pour cela, un sondage s’impose.
Jacques Bron lit le journal sur son téléphone. Il y découvre le sondage et décide d’y participer. Il donne des renseignements sur sa personne (sexe, âge, etc.) et dit pour quel parti il voterait – si les élections avaient lieu le jour même. Une base de données recueille ces informations.
Certains partis tels que l’UDC en Suisse donnent du fil à retordre aux sondeurs. En 2011, ils n’avaient pas vu le recul de la formation au Conseil national. Avant les élections zurichoises du 24 mars 2019, Sotomo avait annoncé une baisse de 1,8 point pour l’UDC, qui a en fait régressé de 5,6 points. Urs Bieri lie cela au profil de certains électeurs du parti: pas forcément très politisés, protestataires et qui se décident parfois tardivement à voter. Lucas Leemann de Leewas n’exclut pas une «surprise» concernant l’UDC aux prochaines élections fédérales d’octobre 2019.
14 000 réponses sont récoltées en deux jours. Les politologues ferment le sondage et commencent l’analyse des données. L’objectif est d’extrapoler à partir de cet échantillon les intentions de l’ensemble des personnes prévoyant de voter.
Les données sont d’abord nettoyées pour ne garder que les plus fiables. Environ 15% sont supprimées, par exemple si elles sont incomplètes ou si leur qualité paraît douteuse. Les politologues appliquent ensuite la méthode dite MRP (pour «multilevel regression with post-stratification»): ils classent les intentions de vote des sondés en fonction de paramètres démographiques (âge, formation, etc.), et créent des modèles de réponses pour des idéaux-types. Un exemple: une jeune femme vivant dans une commune urbaine du canton de Zurich affectionne tel parti. Reste à ajuster ces préférences en fonction du poids démographique de ces types dans la population électorale réelle, basé sur les statistiques officielles.
Une fois les calculs terminés, les politologues compilent les résultats dans un rapport, envoyé aux médias, en précisant que la marge d’erreur se chiffre à 1,5%.
Une marge d’erreur de 1,5% signifie que le score réel d’un parti peut varier de plus ou moins 1,5 point par rapport au résultat indiqué dans le sondage. Elle se réfère toujours à un intervalle de confiance, le plus souvent de 95%: les résultats ont, statistiquement, 95% de chances de se situer à l’intérieur de la marge d’erreur. Elle dépend du nombre de personnes questionnées, mais aussi de leur distribution – elle sera par exemple très élevée dans le cas où seules des femmes universitaires participent.
Jeanne Dupont, journaliste, prépare un article sur le sondage. Elle appelle ses auteurs car elle a des questions liées à sa fiabilité. Le fait que seules des personnes qui lisent les médias en ligne aient participé n’induit-il pas un biais?
Pour Lucas Leemann de Leewas, le fait que ce soient les gens intéressés par l’actualité qui participent le plus aux sondages constitue un avantage plutôt qu’un biais: «Ce sont également les plus enclins à voter. Il s’agit donc d’une forme d’autosélection qui nous aide. Ce qui serait mauvais, ce serait que les gens les plus susceptibles de voter ne participent jamais aux sondages. Or il est difficile d’imaginer un tel profil.» C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il ne juge pas utile d’estimer la participation.
Les médias publient les résultats du sondage accompagnés de réactions des partis et d’analystes politiques. Jacques Bron remarque que son parti préféré est en baisse de 1,5 point. Mais cela n’aura pas d’influence sur ses intentions de vote.
De nombreuses études ont été menées pour savoir si les résultats des sondages influençaient les électeurs. Elles arrivent toutes à la conclusion que les effets sont négligeables. Au pire, ils s’annulent: certaines personnes sont influencées dans un sens et d’autres dans l’autre. Tant Urs Bieri que Lucas Leemann partagent les conclusions des recherches menées jusqu’ici.