Dossier: Nouveaux regards sur l’école
Cinquante ans de réformes éducatives
Le système éducatif suisse semble être en perpétuel changement. Certains saluent des adaptations attendues depuis longtemps, d’autres dénoncent une «réformite» chronique. Résumé des sept réformes récentes les plus importantes, de leur impact et de leurs critiques.
«L’école inclusive épuise les profs», titrait un journal. «Stoppez la réformite!» scandait un parti. Beaucoup de critiques, d’agitation et de déception ont accompagné les réformes du système éducatif ces deux dernières décennies, de la maturité professionnelle à Harmos. Leur intensité aurait-t-elle pu porter préjudice à l’éducation?
Prenant le contre-pied, Urs Moser, directeur de l’Institut pour l’évaluation de l’éducation à Zurich, répond à ces interrogations par une autre question: «Peut-on vraiment être contre une éducation précoce, une formation équitable, ou une harmonisation entre les cantons?» Il admet néanmoins que les adaptations ont été depuis 2000 particulièrement nombreuses, une cascade provoquée par la quasi-stagnation qui régnait auparavant: «La Suisse n’a osé regarder au-delà des frontières qu’à partir des années 1990, par exemple à travers des comparaisons internationales des résultats scolaires comme PISA.». Ce qui a montré que tout ne fonctionnait pas parfaitement.
Les réformes sont nécessaires, selon Lucien Criblez, historien de l’éducation à l’Université de Zurich: «Quand la société change, l’éducation doit s’adapter. Mais mettre en évidence les effets des réformes est ardu lorsqu’elles se succèdent avec un rythme trop soutenu.». Il est difficile de prouver que c’est une réforme – ou un autre facteur – qui aura amené des élèves à mieux compter. Un constat partagé par Urs Moser, qui réalise de nombreuses études d’impact.
Toute réforme soulève des problèmes qui génèrent des critiques, s’accordent à dire les deux chercheurs. «Sur le court terme, ces effets indésirables sont perçus comme très graves, analyse Urs Moser. Mais sur le long terme, on remarque que bien des choses ne changent pas. L’éducation ne s’est certainement pas dégradée à cause des réformes et de l’augmentation des exigences. Elle s’est plutôt améliorée.»
Années 1970: Écoles globales
Origines
Dans le sillage du mouvement de Mai 68, avec ses critiques des institutions et ses débats sur l’éducation autoritaire, les écoles publiques se sont retrouvées toujours davantage sous pression. Notamment en raison des pratiques de sélection: «Un thème dominant était l’égalité des chances», souligne Lucien Criblez. Une solution possible semblait résider dans le concept d’écoles globales («Gesamtschulen» en allemand) qui inclut notamment la coéducation: les élèves en avance et ceux en retard apprennent côte à côte et les uns des autres.
Impacts
Ce sont avant tout des modèles coopératifs qui se mettront en place dans les années 1990. Les élèves sont placés dans une classe qui correspond à leur niveau, mais suivent certaines branches dans des groupes soumis à des exigences différentes. Il s’agissait de faciliter le passage entre différentes voies scolaires telles que les sections générales et le secondaire supérieur. La décision d’offrir ou non des établissements de ce genre reste du ressort de chaque canton. Les avis des pédagogues sur leur impact sont partagés: certains soulignent que les élèves ayant des difficultés scolaires doivent bénéficier d’un soutien particulier. D’autres estiment qu’ils tirent les bons vers le bas. «Les réformes structurelles de ce type n’ont eu qu’un impact limité, tranche Urs Moser, car on sait que les performances scolaires sont largement indépendantes des structures scolaires.» Mais on ne saurait parler d’échec: «En général, une plus grande perméabilité entre les différents degrés réduit les inégalités sociales.»
Années 1990: Maturité professionnelle
Origines
A partir des années 1950, l’économie a éprouvé toujours plus de difficultés à recruter des ingénieurs bien formés. Les bons élèves préféraient le gymnase à l’apprentissage, si bien que deux décennies plus tard, les écoles techniques supérieures ont elles aussi commencé à noter un problème de relève, alors que les hautes écoles traditionnelles envisageaient des restrictions d’admission. De cette concurrence est née l’idée de la maturité professionnelle, ancrée dans la loi au milieu des années 1990.
Impacts
La maturité professionnelle a redoré l’image de la formation professionnelle. Elle l’a rendue plus attrayante pour les écoliers doués et motivé les entreprises à ouvrir davantage de places d’apprentissage. En quelques années, une offre complète est apparue. Avec la maturité professionnelle et les hautes écoles spécialisées au degré tertiaire, la formation professionnelle a été nettement revalorisée. «Le nombre de personnes au bénéfice d’une formation supérieure a également augmenté au cours des dernières années», note Urs Moser.
AnnéeS 1990: Hautes écoles pédagogiques
Origines
«Les écoles ont connu après la Deuxième Guerre mondiale une importante pénurie de personnel qui s’est beaucoup aggravée dans les années 1960, explique Lucien Criblez. Des mesures ont été prises pour former plus d’enseignants.» Depuis lors, d’innombrables travaux proposent des concepts, contenus et recommandations sur la formation des enseignants. On pensait en effet qu’un métier aussi exigeant nécessitait une formation particulièrement solide et attrayante. Mais c’est seulement au début des années 1990, avec l’augmentation de la mobilité au sein du pays et l’intégration européenne, qu’une pression croissante a conduit à certains changements. «L’idée était d’empêcher la discrimination des diplômes suisses à l’étranger», précise Lucien Criblez.
Impacts
Jusqu’aux années 1990, la formation des enseignants se faisait souvent dans les séminaires pédagogiques. «La nouveauté a consisté à passer à une formation reposant sur des bases scientifiques, note Urs Moser. Les critiques exprimées sur un manque de lien avec la pratique étaient infondées: la dimension pratique dans les hautes écoles pédagogiques n’a pas diminué.» On a dénoncé l’académisation de la profession, notamment pour le travail dans les jardins d’enfants. «Certains regrettaient les petites institutions de formation, remplacées par les hautes écoles de grande taille, ajoute Lucien Criblez. On voulait que la personnalité des futurs enseignants se développe encore à un âge où ils sont toujours malléables.» «La réforme a depuis été mise en oeuvre avec succès», tranche Urs Moser.
2007: Pédagogie spécialisée
Origines
«Dès les années 1990, il est apparu de manière évidente que les enfants éprouvant des difficultés scolaires étaient moins stimulés dans les classes spéciales que dans les classes ordinaires, explique Urs Moser. Leurs chances de s’insérer plus tard dans le marché du travail étaient plus faibles.» Ce constat a conduit à l’approche intégrative de la pédagogie spécialisée. Cette dernière suit également les précédentes réorganisations des écoles, qui devaient assumer davantage de responsabilités et s’aligner sur les besoins des enfants.
Impacts
Les classes spéciales et à effectifs réduits ont disparu petit à petit, suite à l’accord intercantonal sur la pédagogie spécialisée de 2007. Enfants calmes ou turbulents, avec des besoins spéciaux ou non: tous apprennent dans une même classe. «Dissoudre les classes spéciales et exiger davantage d’intégration, voilà qui était radical, analyse Urs Moser. Cela constitue en fait la seule réforme de ces dernières années qui ait été particulièrement audacieuse et qui ait exigé un changement de mentalité dans l’école.» Le scepticisme était grand: une partie des pédagogues, soutenus par le Syndicat des services publics, prophétisaient que la réforme représenterait une charge de travail supplémentaire que les écoles ne pourraient assumer. Selon eux, une baisse de performance des enfants dits «normaux» était inévitable. Il est difficile de dire si c’est le cas. L’intensité du débat public a en tout cas fortement diminué.
2009: Harmos
Origines
«La population en Suisse est devenue de plus en plus mobile, explique Lucien Criblez. Pour que les enfants et les enseignants puissent changer sans heurt d’établissement, il fallait harmoniser les systèmes éducatifs cantonaux. Il ne devait plus y avoir de risque de pénalisation dans sa scolarité à cause d’une organisation décentralisée.» La votation du 21 mai 2006 modifiant les articles de la Constitution sur la formation a avalisé la réforme par une majorité écrasante de 85,6%.
Impacts
Avec Harmos («Harmonisation de la scolarité obligatoire»), les cantons sont tenus de définir au niveau national les éléments fondamentaux du système éducatif: l’âge d’entrée à l’école, la durée de l’école obligatoire, les conditions de passage entre différentes voies, ou encore les principaux objectifs des degrés scolaires. Ceux-ci ont été coordonnés dans les régions latines par le Plan d’études romand et en Suisse alémanique par le Lehrplan 21.
Le résultat net de la votation n’a pas évité craintes et critiques. On a parlé du démantèlement de l’éducation et de l’intrusion de bureaucrates. Pour certains, l’obligation d’envoyer les petits à l’école enfantine revenait à les priver de leur enfance. Pour d’autres, les élèves se verraient dépassés par l’apprentissage de deux langues étrangères au degré primaire. Les cantons se sont, eux, sentis menacés dans leur autonomie. L’harmonisation n’était pas très harmonieuse.
«Les études scientifiques sur l’impact de deux langues étrangères au primaire ont apporté des résultats divergents, relève Urs Moser. Mais deux choses sont relativement claires: d’un côté, les enfants plus âgés apprennent plus rapidement les langues étrangères que les plus jeunes. De l’autre, la maîtrise maximale d’une langue sera d’autant plus grande que son apprentissage aura commencé tôt.»
Aujourd’hui, les réticences à propos d’Harmos semblent largement caduques. «Les avancées réalisées au cours d’une période de six ans seulement sont considérables», estimait en 2015 la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique. De fait, l’importance revêtue par l’harmonisation de l’école obligatoire n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui. Permettre le passage sans heurt d’une école à l’autre est un objectif désormais atteint. «Un effet négatif réside néanmoins dans la charge de travail générée par la mise en oeuvre de la réforme», note Lucien Criblez.
2015: Lehrplan 21
Origines
Suite à Harmos, les cantons romands et le Tessin ont développé le Plan d’études romand. Les 21 cantons alémaniques et bilingues ont adopté le Lehrplan 21, publié officiellement en 2015. Chaque région s’est engagée à réformer ses programmes scolaires et à les mettre en oeuvre collectivement. Ces curricula doivent assurer des objectifs comparables dans toutes les disciplines, tout en laissant aux cantons la possibilité de les adapter.
Impacts
Ces plans dressent avant tout un tableau des compétences de base que les élèves doivent acquérir. Les critiques sur le Lehrplan 21 foisonnent: trop d’aptitudes à développer, pas assez de contenus clairement définis. «On y a associé bien des choses qui n’étaient pas prévues, comme l’apprentissage autonome ou l’évaluation permanente de la formation», relève Urs Moser. De fait, le Lehrplan 21 reprend maints éléments qui figuraient déjà dans des documents antérieurs. Ceux-ci ont constitué une source d’inspiration importante lors de son élaboration. De nombreux supports pédagogiques existants peuvent continuer à être utilisés, et la liberté du choix des méthodes des enseignants n’est pas affectée.
Future: Digitalisation
Origines
Apprentissage sur Youtube? La fin des maths, prises en charge par les ordinateurs? Difficile de prédire dans quelle mesure le numérique va changer le système éducatif. «Le débat sur la haute technologie sera le thème dominant des dix prochaines années, selon Lucien Criblez. Mais il serait naïf de croire que l’on peut changer l’éducation à travers les médias d’enseignement.» Pour Klaus Rummler de la Haute école pédagogique de Zurich, «l’accès à Internet dans tous les établissements représente avant tout une innovation en termes d’infrastructure».
Impacts
Il est clair que le programme scolaire devra davantage s’adapter pour préparer les élèves à la société numérique. Sa collègue Sarah Genner, spécialiste des nouveaux médias, énumérait dans la NZZ les savoir-faire à développer: la réflexion critique face à des sources numériques, des compétences dans la communication en ligne, des notions de sécurité des mots de passe et la compréhension des enjeux liés à la vie privée numérique et à la distraction numérique constante. Elle se disait confiante: avec son système de formation dual, la Suisse posséderait un immense avantage comparatif: «La maîtrise des dernières technologies propres aux différents métiers et secteurs peut s’apprendre sur le tas, écrit-elle. Les efforts sont là: les plans d’études ont introduit des modules portant sur les médias numériques.» La formation constitue d’ailleurs un axe prioritaire du nouveau Programme national de recherche «Transformation numérique», géré par le Fonds national suisse.