La pisciculture du futur peine à décoller
L’aquaponie rêve d’une production circulaire: les déjections de poissons, riches en engrais, nourrissent des salades qui purifient l’eau en retour. Mais la révolution n’a toujours pas eu lieu. Analyse.
Les investisseurs étaient conquis, les médias élogieux, les politiciens optimistes. En 2015, le Conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann présentait à ses homologues allemand, autrichien et luxembourgeois une serre située dans l’ancienne zone industrielle de Dreispitz, à Bâle. Il ne s’agissait toutefois pas d’une serre ordinaire mais d’une «révolution», comme l’affirmait la start-up Urban Farmers qui l’exploitait.
Installée sur le toit d’un dépôt de locomotives, cette ferme constituait la première installation aquaponique commerciale de Suisse. Ce type d’exploitation combine l’élevage de poissons et la culture de plantes. Elle se base sur un cycle intégrant l’eau et la nutrition: avec leurs excréments, les poissons fournissent l’engrais nécessaire à des légumes cultivés hors-sol qui, en retour, purifient l’eau de l’installation. La technique ne nécessite ni terre ni engrais.
L’idée a quelque chose de fascinant. Mais, jusqu’à présent, la révolution n’a pas eu lieu. Le projet d’Urban Farmers à Bâle a fermé au début 2018. De nouvelles tentatives à Wallisellen (ZH) et à La Haye, aux Pays-Bas, ont rapidement échoué. Les projets commerciaux helvétiques en cours se comptent sur les doigts d’une main.
Le rôle crucial des bactéries
«L’engouement a été trop fort. On a oublié qu’il s’agissait d’une technologie encore en développement», dit Ranka Junge. La chercheuse en écotechnologies et systèmes énergétiques à l’Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW) étudie l’aquaponie depuis des années, notamment dans une installation à Wädenswil (ZH), et voit plusieurs explications au rôle marginal encore joué par cette technologie au niveau économique.
Autant les aspects techniques de ces systèmes cycliques que la compréhension des processus écologiques en jeu s’avèrent bien plus compliqués qu’imaginé. Ainsi, en plus des poissons et des plantes, une multitude de micro-organismes sont indispensables au déroulement du cycle. Les poissons produisent de l’ammonium qui contient de l’azote, un élément nutritif important pour les plantes, Mais lorsque l’environnement est trop acide (pH élevé), une partie se transforme en ammoniac, un composé toxique pour les poissons et mal assimilable par les plantes. Des bactéries sont nécessaires pour le transformer en nitrites, puis en nitrates, que les plantes absorbent alors directement. De nombreux autres processus métaboliques sont assurés par les microbes.
Ce cycle de l’azote fait l’objet d’un projet de recherche mené par l’équipe de Ranka Junge. La métagénomique détermine quels micro-organismes participent au métabolisme, à quelles étapes et dans quelles parties de l’installation. La chercheuse se dit convaincue que répondre à ces questions permettra à l’avenir de gérer ces processus de manière plus précise et rentable.
Exploitations trop petites
Un deuxième obstacle à la commercialisation de l’aquaponie en Suisse est plus profane, poursuit Ranka Junge: «Elle ne peut mettre en valeur ses avantage, car il y a déjà profusion d’engrais, les sols sont bien adaptés à l’agriculture et rarement pollués par les métaux lourds. Il n’y a donc aucune pression pour cultiver les légumes horssol. Et le fait que cette technique permette d’épargner l’eau? Dans le château d’eau de l’Europe, cet aspect est négligeable d’un point de vue économique.
«Une installation de taille suffisante permettrait de gagner sa vie, mais pas de s’enrichir.» Les salades, les concombres et les tomates n’appartiennent pas au segment de prix supérieur du marché, et il en va de même pour le tilapia, le poisson qu’on y élève le plus couramment.
L’analyse est partagée par Werner Kloas, de l’Institut Leibniz d’écologie des eaux et de pêche continentale, à Berlin: «Toutes les installations construites jusqu’à présent étaient tout simplement trop petites.» Avec ses 1600 mètres carrés de surface, l’installation développée par Urban Farmers à La Haye était considérée comme la plus grande ferme sur toit d’Europe. Werner Kloas estime cependant qu’une installation ne devient rentable qu’à partir d’au moins 10 000 mètres carrés.
Même avis du côté des exploitants. Le directeur du grossiste en fruits et légumes Ecco-Jäger à Bad Ragaz (SG), Philipp Gschwend, a lancé en 2015 la plus grande ferme d’aquaponie sur un toit de Suisse. L’aquaculture pour les poissons comestibles occupe une surface de 200 mètres carrés, la culture des herbes se fait dans une serre cinq fois plus grande. «Chez nous, l’installation couvre les frais, dit Philipp Gschwend, mais uniquement grâce à des conditions idéales. Les débouchés, la logistique, les véhicules frigorifiques et les entrepôts étaient déjà là. Mais si quelqu’un devait construire entièrement l’installation et l’exploiter de manière indépendante, il ne couvrirait probablement pas les coûts».
Le système a une autre faiblesse. Pour Werner Kloas, le cycle fermé simple est voué à l’échec économique parce que les conditions optimales de nutrition et de pH pour les poissons et les plantes sont trop différentes. Il n’est pas possible d’assurer les meilleures conditions possibles pour les uns et pour les autres, ce qui constitue un handicap concurrentiel pour la culture hors-sol où les nutriments doivent être mesurés au microgramme près.
Werner Kloas mise donc pour ses recherches sur des systèmes découplés, où le cycle des poissons et celui des légumes se déroulent en parallèle. L’eau des poissons, riche en nutriments, est dirigée vers les plantes à travers une valve unidirectionnelle. Afin d’optimiser leur culture, les plantes reçoivent des nutriments complémentaires. «Une telle installation s’avère encore extrêmement durable, dit le chercheur. Nous utilisons jusqu’à 75% d’engrais en moins et la productivité est aussi bonne que dans les cultures de plantes et les élevages de poissons séparés et optimisés.»
Ranka Junge ne veut pas renoncer si rapidement aux systèmes fermés: «S’il n’y a plus de cycle, on ne peut plus parler d’aquaponie, mais d’un système de ‹ fertigation› (fertilisation et irrigation simultanée, ndlr).» Elle reste convaincue de la nécessité de poursuivre les recherches, également parce que de nombreuses questions dépassent le problème des poissons et des salades. La valorisation, le recyclage et l’économie circulaire constituent des thèmes d’avenir qui vont bien au-delà de l’aquaponie.