Les jeux vidéo, un atout pour l’embauche
La génération des digital natives débarque sur le marché du travail. Les heures passées à jouer devant un ordinateur les préparent aux défis de demain.
Les nouveaux héros du sport n’ont que faire de chaussures à crampons ou de raquette de tennis. On les trouve assis devant un écran, ultra-concentrés, à contrôler adroitement des personnages dans un monde virtuel. Les compétitions de jeux vidéo, ou e-sport, remplissent d’immenses salles, avec des prize money atteignant des millions. Pour l’élite des joueurs professionnels, les longues heures d’entraînement devant un ordinateur sont rentables.
Mais qu’en est-il des amateurs, comme les deux tiers des jeunes Suisses qui jouent régulièrement à des jeux vidéo, selon une étude de la Haute école des sciences appliquées de Zurich? Longtemps considérés par les adultes comme une perte de temps, les jeux vidéo représentent peut-être un investissement pour un marché du travail en pleine mutation. L’intelligence artificielle et la robotique pourraient entraîner la Suppression de la moitié des emplois, tandis que de nombreux postes situés à l’interface entre l’homme et la machine voient le jour. Les gamers partent-ils avec un Avantage dans ce nouveau monde du travail?
Plus rapide, plus précis
Une chose est claire: jouer est déjà un atout dans quelques professions. Les chirurgiens opèrent souvent assis devant un écran, en pilotant des instruments à l’intérieur des corps. Ces interventions par laparoscopie demandent de solides facultés de représentation spatiale et une bonne coordination entre l’oeil et la main. Des études indiquent que les étudiants en médecine ayant passé une partie de leur jeunesse devant des jeux vidéo opèrent plus rapidement et commettent moins d’erreurs.
Une influence positive a été également notée chez les pilotes. Une grande partie de leur formation se déroule dans des simulateurs très similaires à ceux destinés au grand public. Les pilotes de drone, qui dirigent par ordinateur des engins volants non habités, devraient également bénéficier d’une expérience de jeux vidéo. La principale différence est de survoler des paysages non pas virtuels mais réels.
Le père de l’expression «digital natives», le spécialiste en sciences de l’éducation Marc Prensky, avait postulé que le temps passé devant un ordinateur modifie la structure du cerveau. Selon lui, les enfants du numérique réfléchissent, traitent l’information et abordent les problèmes de manière différente.
Une analyse systématique de la littérature scientifique a confirmé que les jeux vidéo influencent les capacités cognitives. La neuropsychologue genevoise Daphné Bavelier est une pionnière du domaine. Ses travaux se concentrent sur les jeux de tir. «Ils sont extrêmement complexes et variables, explique-t-elle. Les joueurs doivent garder de nombreux objets à l’oeil simultanément et sont constamment bombardés de nouvelles informations.»
Une approche de recherche typique consiste à comparer les utilisateurs réguliers de jeux d’action à des personnes qui n’en ont aucune expérience. Mais les résultats risquent d’être faussés par des facteurs inconnus, notamment le fait que les personnes avec une meilleure acuité visuelle pourraient s’adonner plus volontiers et plus souvent aux jeux vidéo. Les chercheurs mènent donc également des études dans des conditions contrôlées: ils sélectionnent des personnes sans expérience et les séparent en deux groupes. Le premier se voit assigner un jeu d’action comme Call of Duty, auquel il consacre par exemple 50 heures réparties sur douze semaines. L’autre joue durant la même période à un jeu de simulation tel The Sims qui ne contient pas d’éléments d’action. Les participants effectuent des tests cognitifs avant et après.
Daphné Bavelier et ses collègues ont constaté l’amélioration de nombreuses compétences chez les joueurs de jeux d’action. Tous les niveaux des processus cognitifs sont influencés, de la simple perception aux réflexions complexes. Ils distinguent mieux les différents degrés de gris et parviennent à suivre davantage d’objets en mouvement en bordure de leur champ visuel. Ils assimilent les informations et réagissent plus rapidement, affichent de meilleurs résultats dans la prise de décision et la résolution de problèmes. Ils naviguent aussi plus rapidement entre deux tâches ou parviennent mieux à mener différentes actions simultanément.
Daphné Bavelier estime que ces effets positifs découlent de l’attention sélective, soit la capacité, face à une multitude d’informations et d’impressions, à se concentrer sur une tâche et à occulter ce qui n’est pas essentiel. Autre résultat important: les compétences acquises grâce aux jeux d’action sont transposées dans des situations réelles. Daphné Bavelier est persuadée que cela constitue un avantage pour le nouveau monde du travail: «Au final, presque tout ce que nous faisons au XXIe siècle repose sur l’interaction avec les ordinateurs.»
Elles n’ont pas davantage démontré de liens entre jeux vidéo et crimes violents. «Les jeux vidéo ne jouent qu’un rôle minime, voire aucun rôle, dans le risque de devenir un tueur forcené», commente Marc Bodmer. La propension à la violence est déterminée de manière prépondérante par d’autres facteurs, comme la violence domestique ou la consommation d’alcool ou de drogues. En Allemagne, le monde politique a déjà réagi: «Bien que le pays dispose d’une des lois de protection de la jeunesse les plus sévères, on n’y met presque plus de jeux vidéo à l’index, et ils sont autorisés à partir de 18 ans en version intégrale.»
D’autres méta-études établissent toutefois une relation claire entre jeux vidéo et agressions. Ces résultats contradictoires proviennent surtout du fait que les chercheurs sélectionnent les études individuelles pour leur analyse sur la base de critères différents et les évaluent de diverses manières. Dans la communauté scientifique, la controverse est loin de toucher à sa fin.
Jouer au bureau
Le monde des affaires connaît les effets positifs des jeux vidéo depuis longtemps et soutient l’introduction d’éléments de jeu, une tendance appelée «gamification». «Avec l’arrivée de joueurs expérimentés dans le milieu professionnel, l’idée d’utiliser des jeux pour apprendre ne semble plus totalement étrange», écrivent les développeurs américains David Edery et Ethan Mollick dans leur ouvrage sur l’usage des jeux vidéo dans l’économie. A leurs yeux, combiner travail et jeu n'est plus contradictoire: les «serious games» devraient à l’avenir permettre d’optimiser les processus, aider les employés à apprendre et améliorer le travail d’équipe. Dans le meilleur des cas, certains jeux pourraient même rendre des tâches pénibles agréables. David Edery et Ethan Mollick citent par exemple une entreprise qui a spécialement créé un jeu pour motiver ses employés à tester la nouvelle version d’un logiciel.
L’armée américaine a visé en plein dans le mille avec son jeu de tir à la première personne America’s Army. Le joueur y effectue la formation d’un soldat et remplit des missions proches de la réalité. L’objectif de la démarche est de donner une image réaliste de l’armée et de trouver de nouvelles recrues qui correspondent aux attentes. Le jeu est désormais aussi utilisé à des fins de formation. Certes, débourser des millions pour un jeu vidéo sur mesure n’est pas à la portée de toutes les entreprises. Mais David Edery et Ethan Mollick estiment que même des jeux simples d’énigmes ou de simulation peuvent améliorer la productivité et le plaisir au travail.
Dominik Petko, expert en pédagogie des médias à la Haute école pédagogique de Schwyz, souligne l’important potentiel des «serious games» pour l’école et la formation. «Certains sont très bien faits et permettent notamment d’apprendre à des élèves de 2e primaire à résoudre des équations linéaires.» Mais d’autres ne présentent aucune utilité. «Notre question est la suivante: quels sont les éléments et les principes de conception des jeux efficaces, par rapport à ceux qui le sont moins?»
Ses recherches comparent en classe les effets sur l’apprentissage de différentes variantes d’un même jeu: dans l’une, il n’est pas possible de récolter des points; dans une autre, les personnages plutôt mignons sont absents. Le but est d’aboutir à un jeu qui captive les participants tout en laissant assez de place pour le processus d’apprentissage. Il est important que les tâches ne soient ni trop faciles ni trop difficiles, et que le jeu s’adapte automatiquement aux compétences, note Dominik Petko.
La morale ludique
L’Université de Zurich teste actuellement une autre application de cette approche: non pas l’apprentissage de contenus, mais le développement d’une conscience éthique. «En forçant un peu le trait, on peut dire que l’éthique est souvent enseignée de manière distante et ennuyeuse: des gens s’assoient ensemble et discutent…», explique le spécialiste Markus Christen. Il a développé avec Carmen Tanner un «serious moral game» afin de transmettre des valeurs éthiques dans la branche de la finance.
En tant que conseiller d’une grande entreprise, le joueur doit affronter des situations épineuses sur le plan éthique, par exemple liées à la confidentialité des informations. «Avec cette immersion, il en apprend davantage sur lui-même et sur la moralité de ses actions qu’en réfléchissant uniquement de manière abstraite», souligne Markus Christen. Mais ce dernier ne pense pas que jouer suffise: il est probablement aussi important que la personne réfléchisse par la suite à son comportement durant le jeu, une hypothèse en cours de test. L’équipe crée par ailleurs un jeu similaire pour l’enseignement de l’éthique aux étudiants en médecine, en abordant les conflits d’intérêt auxquels les praticiens sont confrontés dans leur quotidien.
Ces projets reposent sur le constat que les jeux vidéo peuvent influencer positivement non seulement les capacités cognitives, mais aussi le comportement social. C’est ce que montre une étude du psychologue social Tobias Greitemeyer de l’Université d’Innsbruck. Il a demandé à des personnes de jouer à des jeux «prosociaux» tels que Lemmings qui consiste à protéger des petites créatures sans défense. Un groupe de contrôle s’est consacré à Tetris, un jeu neutre. Lors de tests, les membres du premier groupe se sont montrés plus serviables que ceux du second. D’autres recherches similaires ont confirmé que les jeux vidéo prosociaux favorisent un comportement social. Selon Tobias Greitemeyer, des études à plus long terme indiquent que les effets positifs persistent même si les jeux vidéo ne représentent qu’un facteur parmi de nombreux autres.
Nouvelles formes de travail en équipe
Nombre d’entreprises tirent déjà parti de ces conclusions et font jouer leurs employés à des jeux vidéo collaboratifs dans l’espoir qu’une bonne équipe à l’écran coopérera efficacement au bureau.
Les MMORPG (pour Massively Multiplayer Online Role-Playing Games) tels que World of Warcraft sont particulièrement intéressants, avec la participation simultanée de centaines de joueurs. Les personnages forment des équipes afin de combattre des ennemis communs et tissent des amitiés en ligne. Les psychologues estiment que de nouvelles formes de collaboration et de leadership se développent dans ces mondes virtuels.
L’étude Virtual Worlds, Real Leaders commandée par IBM identifie certains éléments caractéristiques des équipes des MMORPG. Les structures de commandement ne sont souvent que temporaires, avec une personne différente qui prend la direction du groupe en fonction de l’objectif à atteindre. Les erreurs y sont tolérées; on peut simplement recommencer depuis le début. De fait, les meneurs d’équipe montrent davantage de courage dans leurs décisions et sont plus enclins à assumer des risques. Lors de postulations pour un emploi, certains candidats n’hésitent plus à indiquer sur leur CV leur expérience Avec les MMORPG – comme preuve de leur aptitude à affronter le monde du travail du futur –, rapportait le magazine Forbes.
Aujourd’hui déjà, de nombreuses personnes travaillent à domicile et ne communiquent que de manière virtuelle avec leur équipe. Un remède contre cet isolement croissant au travail se profile: l’utilisation de logiciels de réalité virtuelle pour donner le sentiment aux collaborateurs qu’ils sont assis dans la même salle, même s’ils se trouvent éparpillés aux quatre coins du monde. La réalité virtuelle aidera également à imaginer de nouveaux produits, à tester des prototypes ou à visualiser des données. Le PDG de Facebook Mark Zuckerberg se disait convaincu que «ce type de réalité augmentée immersive fera un jour partie de la vie quotidienne de milliards de personnes». Il semble inévitable que les travailleurs du futur devront y trouver leurs marques. Avec leurs lunettes de réalité virtuelle sur le nez, les jeunes gamers s’y préparent déjà.
Une étude de la Haute école des sciences appliquées de Zurich (ZHAW) constate, elle, un usage problématique d’Internet chez près de 9% des jeunes Suisses, ce qui pourrait présager un comportement addictif. Les membres de ce groupe à risque jouent aussi plus souvent aux jeux vidéo. Selon les experts, le danger survient lorsqu’il ne reste plus assez de temps pour dormir, manger ou pour l’école, et lorsque le monde virtuel devient le centre de leur existence.
La ZHAW plaide pour une prévention accrue. Elle suggère d’offrir des occupations alternatives dans lesquelles les jeunes peuvent se sentir compétents, sans devoir chercher leurs expériences de succès uniquement dans le gaming.
Yvonne Vahlensieck est une journaliste indépendante installée près de Bâle.