«Les science studies posent des questions douloureuses»
Le monde académique doit s’observer lui-même de manière rigoureuse, affirme Bruno Strasser. L’historien des sciences explique pourquoi les études sur la science peinent pourtant à se développer en Suisse.
Des sciences citoyennes à l’open science, le monde académique cherche à se réformer. Le fait-il de manière scientifique?
C’est la question qui fait mal… La science revendique de la part du politique une approche «evidence-based» fondée sur les faits, mais ne l’applique pas forcément à elle-même. Un problème est que les travaux en science studies utilisent souvent le jargon spécialisé des sciences sociales, mal compris des biologistes ou des physiciens. Ceux-ci n’ont pas vraiment accès à ces nouvelles connaissances. C’est dommage.
Un problème de culture?
Oui, mais pas uniquement. Jusque dans les années 1960, le métadiscours sur la science était principalement formulé par les chercheurs eux-mêmes actifs dans les sciences naturelles. C’est ensuite qu’est venu un regard extérieur apporté par des sociologues et des historiens qui professionnalisent les science studies. Elles posent alors des questions plus douloureuses sur le fonctionnement de la recherche. Cela a conduit à des crispations entre sciences naturelles et sociales. Les tensions se sont calmées depuis, et le discours des science studies est mieux compris et accepté. Mais le dialogue fonctionne manifestement moins bien en Europe qu’aux Etats-Unis où les universités cultivent les liberal arts et où les etudiants suivent à la fois des cours de sciences dures et sociales. Cela facilite les échanges.
Et en Suisse?
Il y a encore peu d’initiatives en science studies, excepté au Collegium Helveticum à l'ETH Zurich, au Laboratoire d’étude des sciences et des techniques à l’UNIL ou au Collège des humanités à l’EPFL. Bâle a notamment fermé sa chaire en 2014, et d’excellents chercheurs ont quitté le pays. La plupart des spécialistes en sciences naturelles ne possèdent pas une culture des sciences humaines et sociales. Les institutions restent très disciplinaires, et les science studies se retrouvent donc à cheval entre les domaines.
Selon vous, quelle est la question urgente à aborder en science studies?
C’est la critique de l’expertise: le public doit-il faire confiance aux experts académiques lors de décisions ou votes politiques?
Cela rappelle la rengaine populiste contre «les élites». Y a-t-il un risque d’instrumentalisation des science studies?
Absolument. Le sociologue des sciences Bruno Latour se reprochait en 2004 d’avoir, par ses écrits critiques, amené des arguments récupérés par les politiques pour nier le changement climatique. On a vu des créationnistes citer les science studies au tribunal. Mais on ne peut s’autocensurer par crainte de l’utilisation abusive de ses recherches!
Cela dit, les populistes développent un relativisme extrême avec les références au «bon sens du peuple» censé surpasser l’avis des experts. Cette position – qui fait aussi peur que le scénario inverse d’une technocratie toute-puissante – ne correspond pas aux science studies. Celles-ci revendiquent une interprétation critique des faits scientifiques, avec notamment une gradation de leur degré de fiabilité. Ce dernier point est bien connu des chercheurs, mais il est souvent
masqué par un story-telling jalonné de progrès, de découvertes historiques et d’instants d’eurêka.
Comment rétablir une certaine confiance entre population et scientifiques ?
A la fin du XXe siècle, les Etats ont craint que les critiques envers les sciences n’affaiblissent le soutien du contribuable à la recherche. Ils ont réagi en mettant en place des dispositifs participatifs comme l’évaluation des choix technologiques. Les études sur ces derniers donnent une impression mitigée: les consultations se font tardivement, lorsque les projets technologiques sont déjà décidés, et le public se sent en partie floué.
On cherche désormais à faire participer la population non seulement à la décision mais aussi à la production de savoirs scientifiques. Les études de mon groupe sur les sciences citoyennes révèlent une grande diversité. Dans certains cas, le citoyen se contente de classifier des images de galaxies ou des neurones. Il est capable d’apprendre beaucoup sur le sujet. Mais on lui fait croire qu’il réalise le même travail qu’un expert alors qu’il ne s’agit que de tâches scientifiques simples, sans réelle autonomisation. Cela donnera une image simpliste de la science. On peut y voir une part de démagogie: on implique la population pour, in fine, lui faire accepter ses recherches.
L’autre extrême est le mouvement de la science DIY (do-it-yourself), comme à l’Hackuarium près de Lausanne, où des citoyens ont la possibilité de concevoir leur propre projet de recherche. Il s’agit certes souvent de jeunes possédant une formation scientifique, mais ces expériences participatives offrent un nouveau cadre pour d’autres types de recherches.