Des puces informatiques qui imitent le cerveau
A l’instar des neurones, les memristors se souviennent de leur état antérieur. La promesse de ces nouveaux dispositifs électroniques: des processeurs d’analyse des données plus rapides et efficaces.
On s’est habitué à des ordinateurs toujours plus rapides et performants, mais cette progression se rapproche de ses limites physiques. Cela tient à leur architecture, explique Yusuf Leblebici, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). L’interconnexion entre éléments de stockage et processeurs tourne au goulot d’étranglement. «Plus les processeurs accélèrent, plus il est difficile d’échanger suffisamment vite les données avec la mémoire.»
La solution pourrait venir d’une architecture différente et de nouveaux composants électroniques. Des scientifiques s’inspirent des cellules nerveuses biologiques afin de développer des processeurs neuromorphiques, dont le mode de fonctionnement reproduit celui d’un réseau de neurones. L’avantage: le calcul et le stockage sont plus étroitement imbriqués.
En principe, on peut construire des puces neuromorphiques avec des composants électroniques traditionnels, comme dans le processeur d’IBM Truenorth. Yusuf Leblebici poursuit une autre voie en utilisant de nouveaux éléments appelés memristors: des résistances électriques dont les propriétés dépendent des flux de courant les ayant traversées auparavant. Ils présentent ainsi des propriétés analogues aux neurones biologiques, qui se souviennent des connexions antérieures et sont ainsi en mesure de se modifier et d’apprendre.
Ignorer les erreurs
Le chercheur de l’EPFL veut développer plusieurs prototypes de puces neuromorphiques en coopération avec IBM et l’Institut de neuroinformatique de l’Université de Zurich. Les équipes travailleront dans trois directions: la mise au point de nouveaux memristors, leur intégration dans des circuits électriques comprenant éventuellement des capteurs et finalement l’intégration dans un dispositif électronique global. Il espère ainsi pouvoir développer en quelques années un prototype de reconnaissance vidéo.
L’avantage principal des puces basées sur des memristors réside dans leur très forte densité, poursuit Yusuf Leblebici. Elle permettrait d’effectuer certains calculs sur des dispositifs cent fois moins grands qu’avec des circuits imprimés conventionnels. Le prix à payer est une perte de précision des résultats. Néanmoins, certaines analyses de grands volumes de données exigeant une extrême rapidité tolèrent bien de petites erreurs ici ou là, comme la reconnaissance et l’analyse de données audio, photo et vidéo. Après tout, l’oeil pardonne bien la présence de pixels isolés ayant la mauvaise couleur.
Les entreprises de microélectronique manifestent un grand intérêt pour les puces neuromorphiques, note Markus Kubicek de l’Université technique de Vienne. Il y a quelques années, il avait développé à l’ETH Zurich des memristors susceptibles de succéder aux mémoires flash. Le chimiste souligne une différence fondamentale avec les transistors traditionnels au silicium: les memristors ne se limitent pas aux deux valeurs du langage binaire, le 0 et le 1, mais prennent aussi des valeurs intermédiaires. Cette propriété les rend capables d’apprendre et trouve également des applications en logique «floue», une variante qui travaille non pas sur une base vrai/faux, mais avec des énoncés approximatifs.
«Il n’est pas encore clair si les puces neuromorphiques réalisées à base de memristors prendront le meilleur sur les techniques conventionnelles», souligne Markus Kubicek. Et de nombreuses variantes de memristors existent. Le chercheur utilise en général comme matériau des oxydes de titane ou de strontium, qui tirent parti de lacunes d’atomes d’oxygène. D’autres matériaux fonctionnent sur la base de filaments métalliques.
La densité de memristors sur une puce devrait encore pouvoir s’accroître. Il faudra pour cela passer à une architecture tridimensionnelle en empilant ces composants les uns sur les autres. Elle serait notamment utile pour l’apprentissage automatique «profond», une procédure essentielle de l’intelligence artificielle, souligne Yusuf Leblebici.
Améliorer la durabilité
Un avantage souvent mis en avant avec les memristors est qu’ils devraient permettre de produire des puces à la consommation d’énergie fortement réduite. Le spécialiste de l’EPFL tempère un peu cet optimisme: «Il ne faut pas oublier qu’ils ont besoin d’un raccordement périphérique, qui consomme lui aussi de l’énergie.» Mais le grand défi se situe ailleurs, relève Markus Kubicek: leur durée de vie reste encore insuffisante. Ils devraient être capables de supporter plus d’un milliard de cycles, voire mille fois plus. «La plupart des memristors actuels ne le peuvent pas», dit-il, même si cette situation n’a rien de définitif.
La production des memristors manque encore d’homogénéité pour envisager une utilisation industrielle, relève l’ingénieur électricien Christian Mayr de l’Université technique de Dresde, qui mène également des recherches sur les structures neuromophiques. «Plusieurs étapes de fabrication sont nécessaire, relève-t-il. Cela pose problème parce que les producteurs de semi-conducteurs renâclent devant chaque nouvelle étape en raison des coûts.»
Les perspectives des memristors sont particulièrement prometteuses dans les neuroprothèses ou d’autres interfaces entre le corps et l’ordinateur. Christian Mayr a expérimenté des systèmes de cette nature de 2013 à 2015 lors d’un séjour de recherche à Zurich. Des applications intéressantes s’ouvrent aussi dans le domaine de la compression de l’information. L’oeil peut par exemple diviser par cent la densité du signal visuel reçu avant de l’envoyer au cerveau, une prouesse que les scientifiques espèrent un jour parvenir à reproduire avec des processeurs neuromorphiques. Que ceux-ci soient basés ou non sur des memristors, ils promettent de changer en profondeur la manière d’envisager l’informatique.
Sven Titz est un journaliste libre basé à Berlin.