La musique du corps
Des chercheurs zurichois mesurent les infimes vibrations perçues inconsciemment par les musiciens. Ces travaux améliorent les pianos électriques et pourraient bénéficier aux interfaces tactiles.
Le son d’un instrument de musique est avant tout destiné aux oreilles. Mais cette vibration est également perçue par le corps, ce que les experts appellent le «retour haptique». Matthias Flückiger de l’ETH Zurich essaie de le mesurer directement sur les instruments de musique.
«Jouer de la musique ne passe pas uniquement par l’ouïe. Il s’agit d’une interaction complexe de différents sens», explique le doctorant. Il cherche à mieux comprendre ces interactions et l’importance des facteurs individuels, en particulier le retour vibrotactile. Il a équipé des instruments de multiples capteurs ultrasensibles qui mesurent le jeu du musicien, la position des doigts et la pression exercée. La réaction de l’instrument est pilotée au moyen d’actuateurs, des petits éléments qui produisent eux-mêmes des variations. Ainsi, Matthias Flückiger peut étudier ce qui se passe quand les vibrations de l’instrument changent.
Stefano Papetti de la Haute école d’Art de Zurich (ZHdK) travaille également sur le sujet. Il a équipé un piano numérique d’actuateurs pour lui donner une caisse de résonance virtuelle. Les actuateurs reproduisent les vibrations qu’il a enregistrées sur un piano acoustique, touche par touche. Le chercheur a ensuite demandé à des musiciens professionnels de jouer sur le piano numérique, sans qu’ils en connaissent les spécificités, et de faire part de leur sentiment subjectif. Ils disent avoir constaté un effet positif, sans toutefois réussir à l’expliquer. Après avoir montré aux professionnels comment le piano était préparé, certains ont eu une révélation: ils n’étaient pas conscients que leur instrument vibrait et qu’ils percevaient ces vibrations par le toucher. Stefano Papetti veut maintenant poursuivre ces recherches en collaboration avec l’Integrated Actuators Laboratory de l’EPFL.
Améliorer les interfaces tactiles
L’importance du retour haptique concerne de nombreuses interactions entre machines et humains. «Nous vivons dans un monde dominé par le visuel, raison pour laquelle la plupart des interfaces sont conçues pour les yeux, poursuit Stefano Papetti. Pourtant, le toucher est un moyen beaucoup plus subtil de donner un feedback à l’utilisateur.» Et de citer l’exemple du nouveau trackpad d’Apple qui active des vibrations afin de créer l’illusion que la surface se creuse sous la pression du doigt.
Stefano Papetti et son équipe de la ZHdK avaient étudié précédemment le rôle du retour haptique dans l’apprentissage et le jeu d’un instrument de musique. Ils avaient construit un appareil pour mesurer quelles vibrations une personne est capable de percevoir. Lui-même pianiste d’un niveau «convenable», l’ingénieur en informatique a participé au projet de recherche européen Natural Interactive Walking. Son objectif était de transmettre des informations non par les sens habituels, mais par les pieds. Dans ce cadre, l’ingénieur avait co-développé des chaussures munies de petits vibrateurs capables de simuler différentes qualités de sols lors de la marche.
Les résultats ont remis en question les opinions préalables: les humains perçoivent des vibrations des plus subtiles. A l’aide d’un appareil de retour haptique, une petite boîte avec une surface pour les doigts, Stefano Papetti a établi que les valeurs seuils de stimulus pour un retour vibrotactile sont bien plus basses que celles trouvées dans la littérature. Cette découverte pourrait avoir de l’importance pour des applications futures, estime le chercheur. Puisque nous discernons des impulsions très fines, les interfaces tactiles peuvent être moins grossières.
«Le sens du toucher est la forme la plus intime d’interaction», souligne Stefano Papetti. Il serait dès lors dommage de ne pas
l’inculquer aux machines.
Roland Fischer est un journaliste scientifique indépendant basé à Berne.
S. Papetti et al.: Vibrotactile Sensitivity in Active Touch: Effect of Pressing Force. IEEE Transactions on Haptics (2017)