Les scientifiques doivent-ils boycotter les conférences américaines?
Le plan du président Trump de bloquer l’entrée de ressortissants de certains pays touche également les chercheurs. Serait-il utile de boycotter les congrès scientifiques organisés aux Etats-Unis?
«C’est justement parce que nous croyons à ce merveilleux pays, à ses institutions et à son potentiel de changement que nous devrions
soutenir le boycott.»
Les Etats-Unis représentent sans aucun doute le hub scientifique le plus important au monde. Les conférences scientifiques y rassemblent facilement 30 000 personnes et permettent des échanges uniques entre des gens qui ne se côtoieraient sinon jamais. De tels contacts sont essentiels au bon fonctionnement de la science.
En voulant interdire aux chercheurs iraniens, irakiens, libyens, somaliens, syriens et yéménites de se rendre aux Etats-Unis, Donald Trump et son gouvernement les empêchent de prendre part à ces précieux échanges. Cette discrimination basée sur la nationalité et la religion est raciste, freine le progrès scientifique et exige une opposition claire.
Le boycott ne doit en aucun cas viser les chercheurs américains de manière individuelle. Nous devons continuer de collaborer et d’échanger avec eux, aux Etats-Unis et dans d’autres pays. Les conférences, en revanche, concernent l’ensemble des chercheurs et devraient avoir lieu dans un pays auquel tous peuvent accéder. Le Canada constituerait une bonne alternative.
Naturellement, on peut douter que le gouvernement Trump se laisse impressionner par un boycott scientifique. Mais il existe des chances de succès dans la mesure où l’on soutient les villes, les universités et les organisations de la société civile dans leur action pour un changement politique. Les grandes conférences constituent aussi une source de revenus, et il est en notre pouvoir de peser sur ce levier économique pour préserver la liberté et la diversité scientifique. Les Etats-Unis sont à l’origine d’un grand nombre de progrès scientifiques majeurs. Et c’est justement parce que nous croyons à ce merveilleux pays, à ses institutions et à son potentiel de changement que nous devrions soutenir le boycott et les forces du progrès.
Il est clair que tout boycott provoque des dommages collatéraux. Mais il faut parfois accepter de petites injustices pour combattre les grandes. Evidemment, il conviendrait également de réserver le même traitement aux autres pays qui restreignent les échanges entre chercheurs, journalistes ou artistes, par exemple la Turquie. Mais l’enjeu consiste à peser avec soin les chances de succès et les éventuels dégâts pour les collègues concernés. Les perspectives de réussite sont grandes dans un pays libre comme les Etats-Unis, et l’on peut espérer qu’un boycott ne serait que de courte durée.
Jutta L. Mueller est professeure de psycholinguistique et de neurolinguistique à l’Université d’Osnabrück, en Allemagne. Elle entretient des échanges avec des scientifiques américains lors de conférences ayant lieu partout dans le monde et coordonne les séjours à l’étranger d’étudiants de nombreuses nationalités.
«Un boycott suisse des congrès américains n’aurait pratiquement aucun impact sur l’administration Trump.»
Bien sûr, le boycott peut constituer un moyen de protestation utile et non violent. Rosa Parker et la population noire d’Alabama ont refusé de prendre le bus pour dénoncer la ségrégation raciale dans les lieux publics. Cette action a abouti à la déclaration que ces bus violaient la constitution américaine. Mais d’autres boycotts ont provoqué l’effet opposé. Celui des produits de la famille Trump leur a fait encore plus de publicité et a entraîné un boom des ventes. Cette fois-ci, nous devons nous retenir de boycotter les conférences scientifiques américaines malgré le choc provoqué par le décret discriminatoire de l’administration Trump. Aujourd’hui, une telle mesure ferait plus de mal que de bien.
Le boycott est difficile à défendre sur le plan international tant que les tribunaux fédéraux n’ont pas validé le décret. Le système judiciaire américain défend les droits humains au plus haut niveau, ce qui est exemplaire. Il ne serait donc pas très cohérent de continuer à voyager dans d’autres pays qui ne respectent pas ces droits. Ces discussions politiques risqueraient de souligner encore davantage les distinctions basées sur la religion faites par Donald Trump. Boycotter les conférences aux Etats-Unis nous réduit au même niveau intellectuel. Cela risque d’exposer encore davantage les chercheurs des pays concernés, sans les aider dans leur carrière et leur développement personnel.
Un boycott pourrait entraîner une escalade et même des réactions violentes contre les chercheurs, ce qui serait difficile à contrer. Il faut donner la priorité au dialogue et permettre à la diplomatie de convaincre l’administration Trump de changer sa politique, si celle-ci parvient vraiment à s’imposer.
L’administration Trump procède à des coupes importantes dans le financement de la science. Pour soutenir les chercheurs aux Etats-Unis, il convient de continuer à les rencontrer malgré ces événements difficiles. On peut encore ajouter que la majorité des électeurs américains n’ont pas voté pour Donald Trump et que les politiques de ce dernier ne reflètent pas la volonté de la population américaine dans son ensemble.
Que cela nous plaise ou non, les Etats-Unis restent le premier pays en matière de recherche. Opter pour un tel jeu ferait du tort aux institutions de recherche et d’innovation les plus en pointe, ce qui finirait par se retourner contre nous.
Pour être efficace, un boycott doit faire mal. Le Monday Boycott de 1955 en Alabama avait fait grand bruit en raison de pertes financières subies par les transports publics, les trois quarts de ses usagers étant noirs. Les scientifiques suisses peuvent décider de boycotter des congrès aux Etats-Unis, mais cela n’aurait aucun impact sur l’administration Trump, à moins que le monde entier ne se rallie à eux. Ce qui est en revanche certain, c’est que la recherche helvétique en souffrirait.
Anna Anna Fontcuberta i Morral dirige le Laboratoire des matériaux semiconducteurs à l’EPFL. Elle a cofondé une startup lors d’un séjour de recherche au California Institute of Technology.