Une recherche d’égal à égal
Les scientifiques du Nord doivent apprendre à mieux partager la responsabilité de projets menés en commun avec leurs collègues du Sud. Des bailleurs de fonds commencent à l’exiger.
La recherche s’est mondialisée. Les solutions qu’elle apporte aux problèmes des pays en développement permettent aussi de s’attaquer aux défis globaux qui touchent l’Occident, allant du changement climatique aux migrations. Sa contribution au développement dépendra d’une collaboration efficace entre les institutions du Nord et du Sud.
«Les capacités de recherche se sont renforcées dans le Sud au cours des quinze dernières années», remarque Gilles Carbonnier, de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Des pays comme le Ghana, l’Indonésie, le Pérou ou encore l’Afrique du Sud ont davantage de moyens. Les frontières traditionnelles se déplacent entre pays développés ou émergents, entre riches et pauvres. Le paysage de la recherche internationale évolue lui aussi.
Mais les inégalités persistent: «Nous percevons dans les partenariats de recherche le même type de tensions que celles rencontrées dans les relations donateur-bénéficiaire en cours dans la coopération internationale au développement, note Gilles Carbonnier. Les donateurs ont tendance à vouloir imposer leurs idées et leurs conditions.»
Les questions sont fondamentales: qui choisit les projets et qui profite des résultats? Comment répartir les bénéfices d’une coopération et comment l’améliorer dans un système social donné? Qui décide où va l’argent?
Accepter les différences
De vieilles habitudes et les rapports de pouvoir hérités du passé continuent d’influencer les collaborations internationales, poursuit Gilles Carbonnier. «Développer des partenariats de recherche équitables demande du temps et des moyens. Il y a une forte pression pour que les résultats soient rapidement publiés dans des revues éditées au Nord et intégrées au réseau de révision par les pairs, qui est anglophone. De plus, la compétition pour les subventions est rude.» Les discussions sur le partenariat entre le Nord et le Sud sont dominées par le décalage entre l’ambition d’accéder à la reconnaissance académique et la volonté de développer les capacités de recherche à plus long terme. «Les pressions du Sud pour un partenariat équitable se renforcent. Il est crucial d’accorder plus de place aux connaissances produites localement et à des ’écologies du savoir’ différentes. Il convient d'accepter que la contextualisation débouche sur des résultats qui ne sont pas toujours conformes aux attentes traditionnelles du Nord.»
«La majeure partie des recherches menées dans un contexte Nord-Sud ont des composantes politiques, ajoute Laurent Goetschel, politologue à l’Université de Bâle, président de la Commission suisse pour le partenariat scientifique avec les pays en développement (KFPE) et l’un des anciens responsables du Pôle de recherche national (PNR) Nord-Sud. Il faut parvenir à faire fonctionner les partenariats de recherche malgré des contextes sociaux, politiques et économiques différents.»
Payer et décider
Une question cruciale est de savoir qui définit le cadre et les thèmes de recherche. Longtemps, les décisions ont été prises par ceux qui finançaient les recherches, relève Benjamin Apraku Gyampoh, directeur de programme à l’Académie africaine des sciences de Nairobi (AAS). A ses yeux, les partenariats de recherche sont eux aussi minés par les relations biaisées entre donateurs et bénéficiaires qui empoisonnent la coopération internationale au développement. «Il y a cette conviction complètement erronée que celui qui a l’argent détient également la sagesse et sait mieux quel usage faire des moyens financiers.» Même avec les meilleures intentions, on ne comprend pas nécessairement le contexte dans lequel un bénéficiaire travaille et on ne s’intéresse pas forcément à son environnement. «Les partenaires – donateurs et bénéficiaires – doivent apprendre l’un de l’autre comment développer, remodeler et adapter leurs systèmes.» Dans la coopération pour la recherche agricole, c’est aux agriculteurs de définir les domaines de recherche pour les donateurs, estime Ngozi Ifeoma Odiaka, professeure à l’Université agricole de Makurdi, au Nigeria.
En 2015, l’AAS a créé l’Alliance pour l’accélération de l’excellence dans le domaine des sciences en Afrique, une initiative soutenue par des institutions telles que le Département britannique pour le développement international, le Wellcome Trust et la Fondation Bill & Melinda Gates. Selon Benjamin Apraku Gyampoh, ces donateurs reconnaissent qu’il est nécessaire de déplacer vers Afrique le centre de gravité des décisions concernant les programmes et leur financement.
Qui assume la responsabilité d’un projet face au donateur doit aussi pouvoir décider, estime Laurent Goetschel: «Idéalement, il conviendrait que les chercheurs du Sud et du Nord partagent les responsabilités face à un organisme de financement mixte. Ou alors que chacun d’eux l’assume face à l’agence qui le soutient.» En réalité, la plus grande partie des subventions vient du Nord, qui garde le pouvoir de décision final. Il est toutefois possible et souhaitable d’établir des règles assurant aux partenaires du Sud une participation à des décisions conjointes.
Il faudrait mieux quantifier l’apport des organisations bénéficiaires dont la contribution n’est pas seulement financière, relève Benjamin Apraku Gyampoh. Les gouvernements africains fournissent par exemple aux institutions de recherche des bureaux, des services, des salaires et des employés. Ces prestations sont difficiles à mesurer, et les donateurs peuvent avoir l’impression que leur partenaire n’apporte rien, ce qui n’est pas bon pour leurs relations. Le responsable de l’AAS se dit convaincu qu’une recherche équitable est possible si elle est basée sur des Relations et des partenariats adéquats. Pour cela, les chercheurs sur place et les organismes de financement ne devraient pas attendre qu’une demande soit soumise pour entrer en discussion, mais au contraire entamer leur dialogue bien plus tôt.
La question des résultats
Qui peut revendiquer le savoir obtenu conjointement par des équipes du Nord et du Sud? Cette question est à l’origine d’une certaine amertume, les scientifiques du Sud ayant l’impression qu’ils assurent le travail de fond alors que les organisations qui les financent et les supervisent en attribuent tout le crédit à leurs collaborateurs du Nord. Mais les bénéfices dépendent aussi des attentes des acteurs impliqués, avance Benjamin Apraku Gyampoh. Pour le donateur, cela pourrait être la reconnaissance. Pour le chercheur, la publication des résultats. Et pour la communauté, l’impact concret des résultats.
Selon Laurent Goetschel, les données obtenues devraient appartenir à tous les chercheurs impliqués et être accessibles en open access le plus rapidement possible. Leur partage dépend toutefois de la nature des résultats: «Certains sont très complexes, et il suffit que la communauté scientifique y ait accès.»
La Fondation Bill & Melinda Gates fait partie du réseau de partenariat mondial Global Grand Challenges, un groupe d’initiatives visant à résoudre les défis les plus urgents en matière de santé et de développement. «Ses partenaires et les bénéficiaires de subventions doivent tous s’engager à rendre largement accessibles les produits et les informations obtenues, explique Ayo Ajayi, directeur du Programme Afrique de la fondation. A des prix abordables, en quantité suffisante, dans une qualité et des délais qui apportent un véritable bénéfice à ceux qui en ont vraiment besoin. Nous rassemblons et partageons en permanence des données sur nos progrès, nos réflexions et les leçons que nous en tirons. Au besoin, nous rectifions le tir, en dialogue constant avec les bénéficiaires des subventions et avec nos partenaires.» La fondation a adopté une politique open access et assure l’accès sans restriction aux données brutes récoltées.
«Dans la recherche équitable, il faut aborder les questions de propriété intellectuelle de manière humaine en se rappelant que nous travaillons au bien de tous, dit Benjamin Apraku Gyampoh de l’AAS. Il convient d’autoriser l’utilisation des données à toute personne qui souhaite en faire un usage éthique pour le bien de l’humanité, cela évidemment en mentionnant ceux qui les ont produites et le cadre dans lequel cela a été fait.»
Au Canada, le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) n’a pas d’exigences précises sur la gestion des données mais a généré une variété de modèles, indique Pélagie Lefebvre, administratrice de programmes. Les chercheurs d’une équipe internationale ont par exemple signé dès le début un accord stipulant que les responsables de la collecte des données dans les différents pays auraient la compétence de les publier – un moyen de dissiper tout malentendu. En général, le CRDI attend que les résultats d’une recherche débouchent sur un article évalué par les pairs. Toutefois, il encourage aussi les chercheurs soutenus à s’adresser aux décideurs et à rendre leurs résultats accessibles au grand public.
Partager responsabilités et budgets
S’ils veulent obtenir un financement du CRDI, les chercheurs canadiens et ceux des pays en développement sont invités à développer des propositions communes – basées ou non sur une collaboration préexistante, explique Pélagie Lefebvre. Pour que le partenariat soit équitable, le CRDI demande d’avoir deux responsables de projet, l’un au Canada, l’autre dans le pays en développement. Ils disposent chacun de leur propre budget, ce qui doit leur permettre de collaborer sur un pied d’égalité.
Les institutions de soutien à la recherche ont intérêt à s’assurer qu’elle est équitable s’ils ne veulent pas que la justice le fasse pour eux. Le 18 juillet 2014, la Cour industrielle du Kenya a prononcé un jugement qui a fait date: elle a accordé à six médecins kényans une indemnité totale de 30 millions de shillings (300 000 francs) parce que leur carrière avait été entravée par «le racisme institutionnel» régnant dans un partenariat anglo-kényan. La cour les a reconnus victimes d’une «discrimination systémique» alors qu’ils travaillaient à un programme commun de l’Institut de recherche médicale du Kenya et du Wellcome Trust géré en partenariat avec l’Université d’Oxford. La cour a relevé qu’ils ont été exclus des promotions et des bourses et que «leur avancement professionnel et leur contribution à la recherche scientifique de leur pays ont été étouffés».
Mais c’est peut-être dans le passé que se trouvent les solutions d’avenir. Comme Gilles Carbonnier et Tiina Kontinen l’écrivent dans leur article «North-South Research Partnership: Academia Academia Meets Development»: «Les expériences passées peuvent aider les nouveaux acteurs à éviter de retomber dans les travers et les pièges bien connus de ceux qui ont travaillé dans ce domaine au cours des dernières décennies.»
Basé à Nairobi, Ochieng’ Ogodo est le coordinateur de l’édition anglophone de SciDev.Net pour l’Afrique subsaharienne. L’ONG publie des informations et analyses sur les questions de science et de technologie pour le développement.